dimanche 23 novembre 2014

Contradiction des procédés de l'art, mécanique de création : le hasard



Au cours des siècles, la seule association concevable de l'union du hasard et de la production artistique est l'accident de matière. Une forme imprévue stimule un regard qui y projette une forme. E. H. Gombrich explique en 1960 que :

« Les images qui surgissent par surprise au sein de l'informe, comme dans les nuages sont le produit du hasard, et c'est nous qui sommes, par nature, portés à l'imitation et qui donnons à ces nuages une forme et un sens. »1.

« Ce que nous découvrons dans les formes du ciel « dépend de notre aptitude à voir en elles des objets ou des images que notre mémoire a enregistrées. »2.

Ce phénomène de projection est, bien sûr, à l’œuvre face à une machine de Jean Tinguely. L'imagination du spectateur prête des images à des formes, prête des attitudes gestuelles à des déplacements ou à des mouvements, prête une intonation à une sonorité.

La contradiction, ici, est celle des valeurs traditionnelles, celle-ci apparaît dans la provocation inhérente au fait que Tinguely travaille ouvertement en collaboration avec le hasard, alors que cela est, encore dans le contexte dans lequel il œuvre, taxé d'insignifiance. Le présupposé étant « qu'un artiste n'a pas le droit de laisser le hasard prendre sa place, parce qu'il n'est pas d'art possible sans une intention humaine, sans un père qui s'en porte garant, même s'il (surtout s'il) se dit inspiré par des forces qui le dépassent. ».3

Tinguely n'a pas inventé la collaboration entre l'artiste et le hasard. Au début du XXe siècle, Marcel Duchamp (Trois stoppages-étalon, de 1913) et Hans Arp (Selon les lois du hasard, 1916) inaugurent la revendication, pleinement assumée, de l’œuvre aléatoire en lui accordant une place de choix dans le processus de création. Mais loin d'être habituel, l'usage de ce dernier ne se généralise qu'après la seconde guerre mondiale. S'éloignant de l'accident impromptu, Marcel Duchamp établit un protocole précis et scientifique :

« Un fil de un mètre tendu à un mètre de hauteur, est lâché au-dessus d'un plan horizontal. L'opération est accomplie trois fois à chaque fois, les fils sont collés exactement tels qu'ils ont touché le support, sans que leurs méandres soient modifiés. Le tout est soigneusement conservé dans un coffret comme de nouveaux étalons de mesure qui, s'ils pervertissent la rectitude traditionnellement de mise, n'en restent pas moins de fidèles unités du mètre. »4.

La même année, Duchamp conçoit Erratum musical dont la partition est rédigée avec des notes tirées au sort dans un chapeau. Pour ses collages Selon les lois du hasard, Arp laisse tomber des morceaux de papier déchirés sur une feuille, puis les colle tels qu'ils se posent. Par la suite, le Surréalisme revendique l'emploi du hasard, principalement autour de la notion de hasard objectif d'une part et, d'autre part, celle d'automatisme, intimement liée à celle de l'inconscient. Même si le « hasard » peut revêtir des sens très différents les uns des autres (déterminations inconnues d'un effet, zones d'ombre concernant l'explication des événements, ce qui se soustrait à l'explication, à la prévision, au contrôle), le hasard (« azahr » en arabe, qui signifie « jeu de dés ») influe forcément, pour une part, sur la création et fait inévitablement partie de la vie. L'art ne peut pas échapper aux aléas. Plusieurs théoriciens ont travaillé sur les enjeux et conséquences liées au hasard dans l'art : Gombrich comme nous venons de le voir pour la projection, Henri Focillon pour l'irruption de l'inattendu (Éloge de la main, (1934)) ou encore Umberto Eco avec sa notion d'Oeuvre ouverte (1962) et la multiplicité des interprétations par exemple.

En effet, Henri Focillon, dès 1943, vantait les mérites de « l'irruption de l'inattendu »5 en s'appuyant sur l'histoire de Protogène. D'après lui, la forme incontrôlée doit être considérée comme un stimulant pour l'imagination. Elle n'est pas un échec, au contraire, celle-ci est l'occasion, pour l'artiste, de s'ouvrir aux évocations qu'elle entraîne. « À mesure que l'accident définit sa forme dans les hasards de la matière, à mesure que la main exploite ce désastre, l'esprit s'éveille à son tour. »6. Et en 1962, Umberto Eco se penche sur l'indétermination de la vision et la multitude d'interprétations possibles d'une même œuvre. L’imprécision d'une forme ne peut que suggérer ; ce qui caractérise « l’œuvre ouverte » est qu'elle recherche cette imprécision pour elle-même ; il affirme « Pour réaliser l’ambigüité comme valeur, les artistes contemporains ont souvent recours à l'informel, au désordre, au hasard, à l'indétermination des résultats »7.

L'idée d'ouverture de l’œuvre est basée sur une ambigüité foncière qui fait sortir de la fixité de la perception. La machine tinguelienne est un stimulant pour l'imagination. Le hasard, chez Tinguely, est explicitement aménagé au sein du processus de création. Il se niche dans les engins motorisés, principalement, d'abord par le jeu laissé dans les engrenages, lequel produit des mouvements, des sons, et prend l'apparence, sinon de happenings, au moins de spectacles. On le retrouve, également, dans le procédé d'objectivation qu'il rend possible lorsque l'artiste prélève des objets dans une décharge par exemple ; on le retrouve aussi dans l'improvisation et la participation du spectateur. Bien que Tinguely lui accorde une place importante, le hasard n'est pas chez lui le seul élément de création ; c'est ainsi que d'une part, les objets trouvés ne sont pas pris / choisis au hasard et, d'autre part ne sont pas assemblés au hasard non plus. L'artiste fait souvent des dessins préparatoires qui indiquent les grandes lignes de ce qui sera réalisé, qui lui donnent une idée du résultat. Mais l’œuvre tinguelienne affiche, non sans provocation, ce qu'elle doit à l'incontrôlé, dans la manière dont elle est faite, la détermination de ce qu'elle produit et la manière dont elle est perçue.

« Je travaille beaucoup avec des choses que je n'ai pas digérées, je ne sais pas toujours ce que je fais, je me laisse aller. Je perds le contrôle et quand je place une roue orange à côté d'une plaque rouillée ça fonctionne avec les racines et l’orange qui vient là. Tout ça c'est un ensemble – c'est une réalité que je fais fonctionner. »8.

Le hasard fait phénomène dans les années 19609 et l'aléa est mis en avant, de façon explicite, à Paris comme à New York. La plupart de ces œuvres revendiquant un caractère aléatoire furent crées dans un laps de temps très court, principalement entre 1958 et 196210, c'est-à-dire lors d'une période charnière entre l'apparition du Nouveau Réalisme, des happenings new-yorkais et de Fluxus. Les facettes du hasard sont d'autant plus variées qu'il n'est circonscrit ni à un mouvement, ni à une discipline. Au sein même de l’œuvre tinguelienne, celui-ci recouvre également de nombreux aspects.

La notion d'automatisme, dans l'art, trouve ses origines dans le Surréalisme qu'André Breton définit en 1924 comme un « automatisme psychique pur »11. L'automatisme surréaliste repose sur « l'absence de tout contrôle exercé par la raison »12, que ce soit pour créer une image ou un texte. C'est le déconditionnement de l'artiste au moment de la création qui importe. Les artistes qui se livrent à l'automatisme, se permettent, selon les termes de Roger Caillois, « de refuser toute intervention réfléchie ou dirigée, de renoncer de parti pris aux avantages que procurent l'ingéniosité, la méthode, la persévérance, la maîtrise13.

Au début des années 1960, la peinture gestuelle apparaît comme un procédé au sein duquel la vitesse d’exécution s'avère déterminante pour que l'esprit ne soit pas rattrapé par la raison et que la réflexion face place à l'improvisation. Cette peinture est donc appréhendée via l'idée d'une lucidité altérée et d'une exécution rapide. Mais la machine-sculpture est-elle une surprise pour son créateur ? Est-ce que le processus de création de Tinguely, pour les sculptures, est un automatisme ?

À priori, seule les mécanismes sont automatiques. Tinguely réalise le plus souvent des schémas préparatoires et, lorsque ce n'est pas le cas, même s'il dit ne pas savoir pourquoi il fait les choses, la collecte et l'assemblage d'objets demande un temps suffisamment long pour qu'il ne s'agisse pas d'une action non contrôlée. Tant que sa sculpture est considérée comme objet fixe, l'artiste sait comment il la réalise, mais une fois qu'elle est mise en mouvement, il ne contrôle plus ce qui se passe.

Ce qui dérange alors est le fait que les dessins, produits par ces petites machines d'apparence bricolée et instable, sont différents à chaque fois qu'une nouvelle feuille de papier sort. Cet aspect aléatoire établit une parenté avec la peinture et le doute s'installe à l'idée qu'une machine puisse avoir une personnalité, ce qui entraîne, non sans ironie, la question de la nature automatique d'un Pollock ou d'un Mathieu. L'automatisme est révélé dans ce cas par l'accident.

L'emploi du hasard dans le processus de création (utilisations d'objets manufacturés, rebuts, trouvés dans des décharges, jeu dans les engrenages) est garant d'une certaine objectivité. Comme la machine est en marche, les accidents ne sont pas les effets de l'état psychique de Jean Tinguely. La subjectivité de l'artiste ne prend place qu'avant le moment où la machine est mise en fonctionnement. Le travail d'artiste consiste alors, essentiellement, à mettre en œuvre les conditions d'apparition des mouvements, des traces picturales et/ou sonores. Chez Tinguely, il n'y a pas d'abandon de la gestuelle à proprement parlé, d'abord parce qu'il construit la sculpture et, ensuite, parce que les machines font des mouvements et non des gestes. Ces réalisations ne peuvent pas être expressionnistes car ce sont des machines, dépourvues donc de psychisme. Les premiers Moulins à Prière de 1954 font découvrir à Tinguely un mécanisme dont le but n'est pas la précision mais l'anti-précision, c'est la mécanique du hasard. Duchamp qualifia certaines de ses propres œuvres de « hasard en conserve », Tinguely, lui, étudie le « hasard en action ».

Les machines de Tinguely sont plus des anti-machines que des machines. En effet comme le précise Pontus Hulten14, ce que l'on recherche d'ordinaire dans une machine c'est, d'une part la régularité et, d'autre part, la précision. Ce que cherche Tinguely, c'est le désordre mécanique. L'artiste crée des machines qui sont des systèmes dynamiques, alliant récurrence et présence de la sensibilité, aux conditions initiales. Cette sensibilité explique le fait que, pour un système chaotique, une modification infime des conditions initiales peut entraîner des résultats imprévisibles sur le long terme. Ces deux propriétés entraînent un comportement extrêmement désordonné que l'on peut qualifier de « chaotique ». Les systèmes chaotiques s'opposent notamment aux systèmes intégrables de la mécanique classique, qui furent longtemps les symboles d'une régularité toute puissante en physique théorique. Les créations tingueliennes ne sont pas précises, mécaniquement parlant, même si son art repose sur la répétition et le mouvement perpétuel de la roue, il n'y a, comme nous l'avons vu, ni commencement ni fin, ni passé, ni futur. Le spectateur assiste à une transformation perpétuelle. Pontus Hulten a relevé, fort justement, que l'art de Tinguely apparaissait comme « la matérialisation exemplaire du relativisme »15 ; à propos des Méta-Malevitch le critique dira :

« On peut calculer la périodicité des reliefs. Il est prouvé, par exemple, qu'en fonctionnant sans répit, l'un d'entre eux répétera la même constellation au bout d'un an environ. Mais les embrayages se faussent ; peut-être les formes reprendront-elles leur position initiale au bout de deux mois, peut-être dans plusieurs siècles. C'est d'un relativisme exemplaire. »16.

Même si les travaux de Tinguely expriment l'usage délibéré du hasard, ils diffèrent de ceux de Marcel Duchamp, par exemple (comme le Hasard en conserve), car ses créations sont en mouvement. Nous pouvons même dire que ses créations dépendent de ce hasard, car celui-ci participe pleinement de ses créations. Hulten voit dans cette part de liberté, une liberté qui dépasse celle des êtres humains :

«  […] Ses travaux sont de la chance en action. Ils dépendent de hasards merveilleux. Ils vivent dans une liberté que l'on peut envier. Ils se tiennent au-delà du cadre des lois et des systèmes. Ils incarnent dans sa pleine beauté, l'anarchie intégrale. C'est là un art totalement révolutionnaire, plus libre que nous ne pourrons jamais espérer l'être nous-même. Il n'est pas interdit de le prendre pour un fragment d'existence pure qui aurait réussi, par-delà la vérité et le mensonge, à déserter le royaume du bien et du mal. »17.

Dès 1954, le mouvement des œuvres de Tinguely est régi par le hasard. Intimement associé à la mobilité de ses constructions, il est un élément fondamental de son travail. L'artiste suisse a exploité les possibilités d'un principe mécanique favorisant l'irrégularité, les variabilités du mouvement et de ses combinaisons.

Comme le relève Pierre Saurisse, Tinguely est une figure privilégiée pour comprendre le renouvellement du statut de hasard à la fin des années 1950. Ses œuvres regroupées en plusieurs séries, bien que dérivant pour la plupart d'un même principe mécanique, traduisent à la fois une réaction à l'encontre d'un académisme du hasard, et indiquent une autre voie où le ludique l'emporte sur le spectaculaire18.

La sculpture tinguelienne, à l'image d'un organisme vivant, est mobile, a une durée et se transforme ; elle est une forme en devenir, capable de surprises et d'imprévus.

Le mouvement des œuvres de Tinguely est fondamentalement associé au hasard, à l'accident, à l'aléa, à l'incertitude de ce qui advient : hasard dans le processus de création, hasard que ces réalisations produisent en tant que dispositif, hasard lié à la manipulation qu'en fera le spectateur ; de plus, dans le cadre d'une manifestation organisée dans le but de placer le spectateur face à ce qui détermine le hasard, l'artiste favorise l'apparition de ce dernier. Du fonctionnement aléatoire de ses machines, Tinguely disait :

    « Je fais éclater les rapports de précision […] j'introduis des hasards dans le machinisme exact. »19.

La situation est, ici, bien différente de celle qui caractérise les « vraies machines » où c'est la régularité qui domine. Ce rôle du hasard avait déjà été signalé par Pontus Hulten, dans son texte de présentation de l'exposition Peintures cinétiques (Paris, 1957), où il parlait du « désordre mécanique », de « hasard en fonction », « d'anarchie intégrale, dans toute sa beauté » et des engrenages de ses peintures (qui) n'ont pas d'autre précision que celle du hasard.20

La démarche tinguelienne semble être entendue comme une entreprise systématique de « déconstruction » de la machine, au service de la revendication de l'accident comme affirmation d'une liberté qui s'oppose à un monde toujours plus organisé. En effet, si l'artiste affirme la prévalence de l'action sur l'objet, c'est à plusieurs niveaux : lors de la phase de réalisation des sculptures d'abord, puis ensuite, dans le fait qu'une fois mises en marche et sur la base des différentes interprétations qu'elles provoquent chez les spectateurs, ces œuvres créent des situations multiples en engageant la participation active de ceux qui sont en face. La méta-machine tinguelienne voit sa forme modifiée, d'une exécution à l'autre et à l'intérieur d'une structure globale. Tinguely ouvre l'exécution à l'imprévu, que ce soit le sien, celui de sa machine ou celui du spectateur. Mais l'indétermination n'est pas synonyme d'improvisation totale. L'indétermination est la condition d'une certaine liberté créatrice. Elle laisse de la place aux opérations de hasard : celles qui interviennent dans la composition de l’œuvre, dans son fonctionnement d'une part, mais, également, à celles qui trouvent place dans l'interprétation faite par le spectateur, car cette dernière est imprévisible dans son contenu même, son rythme, sa durée, etc. Le hasard, par son caractère totalement incontrôlable, apparaît, aussi et surtout, comme un rempart contre la pression du pouvoir, quel qu'il soit.

Les machines de Tinguely se dépensent sans compter, produisent des mouvements chaotiques. Celles-ci peuvent être de redoutables instruments d'analyse du langage plastique, poétique, philosophique, tout en étant des prototypes donnant à voir le hasard en action dans tout dispositif créatif : lorsque ce sont des machines à peindre, elles restituent analytiquement les procédés de la peinture, selon le schéma classique de la « déconstruction ». Quand elles sont des Méta-Harmonie, elles font de même avec la musique, quand elles sont des Baloubas, elles le font avec la danse et quand elles s'adressent aux Philosophes, elles éclairent le processus de notre rapport à la pensé, et sa construction. John Cage voyait, dans l'emploi du hasard, le partage des responsabilités. Boulez, quant à lui, y percevait un travail de composition aux responsabilités qui n'élimine, ni la rigueur, ni le choix car, justement, le choix réside justement dans la nature des questions posées par l'artiste. La question de la méthode est très importante lorsqu'il s'agit d'avoir recours au hasard, dans la création artistique. Pour la composition de musique aléatoire, Pierre Boulez admet qu'« il est logique de rechercher une forme qui ne se fixe pas, une forme évoluante qui se refusera, rebelle, à sa propre répétition ; en bref, une virtualité. »21. Mais Boulez relève la contradiction d'une telle issue qu'il considère être une impasse à la composition de musique aléatoire. Il lui apparaît nécessaire de trouver des moyens de maîtriser le hasard, de délimiter le périmètre dans lequel son action pourra librement avoir lieu. C'est pourquoi le compositeur autorise à l'interprète une certaine liberté concernant la lecture de la partition, sans, non plus, lui permettre l'improvisation : « cette liberté a besoin d'être dirigée, d'être projetée car l'imagination « instantanée » est plus susceptible de défaillances que d'illuminations22. Comme Boulez, Tinguely reste maître du jeu parce qu'il conditionne le cadre dans lequel pourra s'exprimer le hasard. Il décide des limites et des contraintes auxquelles devra se plier l’exécution. Le hasard est donc dirigé. Il y a du jeu dans les engrenages, mais justement il y a des engrenages, et une structure qui les reçoit. Dans cette mesure, la machine est limitée et limitante. C'est pour cela qu'on ne pourra pas faire sortir d'une Méta-Harmonie un son d'oiseau, ni faire accomplir une rotation au piano. Le hasard est modéré. La méta-machine tinguelienne peut faire varier infiniment les combinaisons, mais à l'intérieur d'une structure déterminée. L'apport majeur de Jean Tinguely est ici lié au fait que l'artiste favorise la prolifération anarchique du hasard. C'est ce qui permet de dire que la machine est « libre », elle semble pouvoir improviser et opérer des choix. Le hasard peut s'exprimer au sein des micro-structures de l’œuvre, car chacune des variations, en s'accumulant aux autres, crée un nouveau résultat à chaque instant, car le système est constitué de micro-systèmes. L'ensemble est formellement bien orienté par Tinguely qui conditionne les possibilités de résultats. Même s'il est évident que son comportement est imprévisible, un Balouba ne va pas s'envoler, toutefois, il n'est imprévisible que dans une certaine mesure, c'est-à-dire dans la mesure ou à l'actualisation de l'imprévisible répond la potentialisation du prévisible.

Le caractère phénoménal de l’œuvre apparaît être sa condition d’existence. Elle est en action. Mais le phénomène Tinguely se mesure aussi à la réception des performances de ses machines par le public.

1E. H. Gombrich, L'Art et l'illusion : Psychologie de la représentation picturale, trad. Guy Durand, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 1987, p.234 (1960).

2Ibid., p. 235.

3Jean-Claude Lebensztejn, L'Art de la tache : Introduction à la nouvelle méthode d'Alexander Cozens, Montélimar, Editions du Limon, 1990, p.132.

4Marcel Duchamp, Duchamp du signe, écrits réunis et présentés par Michel Sanouillet, Paris, Flammarion, 1976, p.36.

5Henri Focillon, Vie des formes. Éloge de la main, Paris, Quadrige / Presses universitaires de France, 1981, p.121 (1943).

6Ibid., pp.123-124.

7Umberto Eco, L'Oeuvre ouverte, trad. Chantal Roux de Bézieux avec le concours d'André Boucourechliev, Paris, Éditions du Seuil, 1965, p.9 (1962).

8Tinguely, réalisé par Jean-Denis Bonan, bibliothèque publique d'information du centre Georges Pompidou, 1988.

9Voir à ce propos : Pierre Saurisse, La mécanique de l'imprévisible, art et hasard autour de 1960, L'Harmattan, Paris, 2007.

10Ibid., p.21.

11André Breton, « Manifeste du Surréalisme » (1924), in Manifestes du Surréalisme, Paris, Pauvert, 1979, p.35.

12Idem.

13Roger Caillois, Esthétique généralisée, Paris, Gallimard, 1962, p.15.

14Pontus Hulten in « Le Mouvement », Ed. Denise René « Tinguely » cité in Robots Sculptures – Les machines sentimentales, catalogue de l'exposition du Centre national de Recherche, de Création et d'Animation de Villeneuve-lez-Avignon à La Chartreuse, juin 1986 – mars 1987, p.90.

15Ibid.

16Pontus Hulten, « La liberté substitutive ou le mouvement en art et la « méta-mécanique » », dans le catalogue de l'exposition Jean Tinguely, Paris, Ed. du Centre Georges Pompidou, Musée national d'art moderne, 1988, p. 34 (Kasark, n°2, octobre 1955).

17Pontus Hulten in « Le Mouvement », Ed. Denise René « Tinguely » cité in Robots Sculptures – Les machines sentimentales, catalogue de l'exposition du Centre national de Recherche, de Création et d'Animation de Villeneuve-lez-Avignon à La Chartreuse, juin 1986 – mars 1987, p.90.

18Pierre Saurisse, Les 6 faces du dé : Le jeu des hasards dans l'art autour 1960, thèse de doctorat en Histoire de l'art contemporain, soutenue à l'Université de Rennes 2, sous la direction de Jean-Marc Poinsot, 2002, p.56.

19« J'introduis des hasards dans le machinisme exact », interview accordée à l'occasion de l'exposition Jean Tinguely, Fribourg – Moscou – Fribourg, figurant dans un opuscule pédagogique édité à cette occasion par le musée d'art et d'histoire de Fribourg, 1991.

20K. G. Pontus Hulten, Tinguely, catalogue de l'exposition qui s'est tenue du 8 décembre 1988 au 27 mars 1988 au Centre Georges Pompidou, musée national d'art moderne, Paris, Ed. du centre Georges Pompidou, 1988, p.68.

21Pierre Boulez, « Aléa », dans Relevés d'apprenti, textes réunis et présentés par Paul Thévenin, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Tel quel », 1966, p.45 (Nouvelle Revue française, novembre 1957).


22Ibid., p.48.

Jacinto Lageira, Regard oblique : essais sur la perception


C’est une véritable respiration que nous propose Jacinto Lageira dans son ouvrage Regard oblique : essais sur la perception. Dans un premier temps, l’auteur convoque, rassemble, condense des références théoriques sur le sujet de la perception (Maurice Merleau-Ponty, Gaston Bachelard, mais aussi Robert Morris, entre autres). L’esthéticien dresse un panorama du sujet et, dans les essais qui viennent ensuite en enrichir la connaissance, nous invite à souffler, à élargir le regard en l’orientant vers une variété de pratiques et d’artistes sciemment sélectionnés (Marcel Duchamp, Giulio Paolini, Pep Agut, Thierry Kuntzel, Michael Snow, Peter Campus, Claire Savoie, James Coleman, Angela Detanico et Rafael Lain, James Turrell, Anthony McCall, João Fiadeiro et Julião Sarmento). Il serait peut-être plus juste de dire qu’à la lumière du premier essai (« Ouverture : dédoublement de la perception », p. 7-54), l’auteur nous invite à éprouver l’expérience de l’art, pour ensuite revenir au texte et relire l’ouvrage en boucle. Le « regard oblique » est actif à plusieurs niveaux : il s’agit de celui du lecteur tout d’abord, celui de l’auteur qui oriente, puis celui que Marcel Duchamp encourage dans sa dernière œuvre Etant Donnés (titre qui aurait pu être attribué à cet ouvrage) et dont Jacinto Lageira résout habilement certaines énigmes. « Regard oblique », encore, de l’Hortus Closus de Giulio Paolini, que l’on regarde regarder. Le jeu du regard se prolonge ainsi tout au long du parcours et même après. L’auteur explicite les processus dynamiques de la pensée, tout en nous faisant prendre conscience que le texte est figé, lui. C’est par ailleurs sa poésie, ses multiples rapports au corps, aux jeux de mots et aux traits d’humour subtils qui font de ce livre une merveille. La réussite est telle qu’à certains moments, le lecteur prend conscience que le regard qui parcourt les lignes ne lit pas, il danse. Et il est bon de se rendre disponible aux sensations que provoquent le papier sous les doigts, à l’incidence de la lumière sur les pages, à la plénitude en quelque sorte du présent. Jacinto Lageira invoque de nombreux détails, renvoie à ce que nous avons de très intime, sans jamais rendre cela anecdotique. L’esthéticien analyse, précise, ajuste, toujours avec une grande subtilité. Ici, l’exhaustivité est qualitative. La générosité de l’auteur se lit à la fois dans le volume et la qualité du travail de synthèse, de recherche et d’analyse qu’il a produit, ainsi que dans sa capacité à expliquer clairement ce qui relève de la complexité –que ce soit à propos d’artistes reconnus (des arts plastiques ou du champ chorégraphique) ou de représentants de la jeune création sur laquelle il existe encore très peu de textes théoriques. Dépassant la forme habituelle d’un livre d’érudition, l’auteur allie la rigueur scientifique à la profondeur, la sensibilité et l’humour. Les chemins empruntés orientent le lecteur vers une évidence que l’on aimerait vivre plus souvent dans des lectures dédiées à l’esthétique et à l’art contemporain.