dimanche 2 mars 2014

Psychologie de la machine tinguelienne




Nous pouvons définir la psychologie de l'art de la machine tinguelienne comme désignant le domaine des rapports subjectifs créés par le jeu dans l'esprit de l’artiste et de ceux qui assistent aux spectacles de ces créations. Mais peut-on parler de la psychologie des machines qui l'exercent, c'est-à-dire de la psychologie des machines ? Parce que celles-ci sont mises en scène, voire personnifiées. En ce qui concerne les spectateurs par exemple, comment établir avec certitude des « lois » vérifiables pour définir les mécanismes psychiques qui leur permettent d'accéder à l'illusion requise ? Le théâtre des sculptures-machines tingueliennes existe, et le fait même de son existence, en tant que phénomène collectif, confirme que les mécanismes psychiques sont réels. Mais de quel ordre sont-ils ? En quoi diffèrent-ils de ceux qui sont à l'œuvre chez le public du théâtre humain ?
En réfléchissant à un « paradoxe sur le spectateur », André-Charles Gervais estime à propos des spectateurs de spectacles de marionnettes et de théâtre par exemple, qu'il s'agit d'une différence dans l'essence de l'attention. Pour lui, le « pouvoir d'illusionnement » qu'exerce n'importe quelle forme de l'art théâtral est tout d'abord un axiome de l'esprit humain :
« Notre fonction de spectateur nous fait pénétrer d'emblée dans l'univers des personnes qui s'agitent devant nous et cela est vraiment stupéfiant lorsqu'on y réfléchit. L'aisance avec laquelle nous entrons dans le monde de la convention est telle que la plupart des amateurs de théâtre n'ont jamais chercher à l'analyser et ne s'en sont même jamais aperçus. Tout ce qui nous est présenté est faux (et doit l'être). »1.
Gervais pense donc que dans le théâtre, l'illusion ne peut opérer que sur la base de l’invraisemblance. Il paraît évident que nous savons que l'acteur qui joue un personnage n'est pas le personnage en réalité mais l'acteur qui joue le personnage. Et davantage, nous savons que la machine à laquelle on fait jouer Bergson n'est pas Bergson (ni Rousseau d'ailleurs). Et d'après Bensky, notre plaisir se compose de cette complexité initiale qui soumet le vrai au faux pour que le faux puisse exprimer la signification supérieure du vrai2. Dans la machine de Tinguely, comme chez la marionnette, cette invraisemblance, et notre effort pour la transformer en vraisemblance (au sens d'une conformité ou de la fidélité d'une idée ou d'un jugement avec son objet), acquièrent une intensité tout autre :
« Lorsque j'assiste à un spectacle de marionnettes, j'accepte un nombre d'invraisemblances encore plus grand. Les personnages ne sont pas en grandeur nature, leur voix disproportionnée, leur marche irréelle, leur visage figé. Tout repose sur l'illusion et le travail de mon esprit. De temps à autre, la poupée m'offre un tremplin sur lequel mon imagination peut prendre son élan, une formule à partir de laquelle il m'est loisible de créer. Sur l'esquisse qui m'est donnée je dirige ma pensée et mon rêve pour inventer le personnage. »3
La mise en mouvement de la sculpture-machine tinguelienne renvoie le spectateur à sa responsabilité créatrice en ce sens qu'elle amplifie l'intensité intellectuelle nécessaire à sa réception. Passant par les filtres et les références de son expérience, de sa culture, de ses perceptions, de ses recherches introspectives et de l'irréalité extérieure qui lui est proposée, le spectateur éprouve le plaisir offert par la souplesse du fonctionnement de son esprit et de son imagination.
Lorsqu'il entre dans le jeu de la sculpture-machine, le spectateur se convainc que les mouvements de cette forme inorganique, cet assemblage d'objets, portent en eux une signification réelle. La puissance subjective du mouvement participe grandement à ce phénomène. Le spectateur fait alors abstraction de sa notion objective de réalité4. L'illusion s'incarne d'autant plus que l'imaginaire du spectateur peut se projeter sur un schéma esthétique formel.
L'esprit du spectateur enregistre les impressions esthétiques produites par la sculpture animée et, alternativement, son esprit lucide reprend possession de sa vision objective. Cette intermittence dans l'attention du spectateur permet donc à l'esprit de se dédoubler lui-même et produit une tension intérieure qui rompt l'équilibre du « saisissement » intellectuel.
L'esprit est à la fois emporté par la scène évocatrice et créatrice et assiste en toute objectivité aux évolutions d'un agencement d'objets et de ferrailles mis en scène et en mouvement. Un spectateur ayant une approche objective constante ne pourrait pas accéder à la dimension manifestement esthétique de la scène, ni ne saisirait quelque humour, ironie ou sarcasme quel qu'il soit (il faudrait comprendre le décalage en s'éloignant de cette représentation). La sculpture ne serait qu'un amas de fragments d'objets. Sans imagination de la part du spectateur, sans appropriation, le personnage « mimé » par la machine serait irréel, inexpressif voire inexistant.
Dans un va-et-vient le spectateur, en collaboration avec la machine, matière sans esprit, participe donc à la création véritable d'un personnage, puis détruit son illusion. Il permet à l'objet de s'animer, le fait entrer dans une métamorphose libératrice. Il prend conscience en quelque sorte de l'ambivalence profonde de son attitude face à cette sculpture animée réflexive qui lui permet de saisir son illusion dans sa fragilité même. La participation « active » du spectateur (dans les cas où il lui est possible d'animer lui-même la machine) accentue la conscience de vivre du spectateur, sa volonté projective, et le fait accéder à un jeu avec lui-même. Cette activité intellectuelle et sensible a donc de multiples facettes.
L'attitude du spectateur face à la machine-sculpture animée semble ambigüe et complexe. Dans un premier mouvement, la sculpture-machine en marche par la symbolique des images et des gestes provoque une fascination de celui qui assiste au spectacle. Dans un second temps, l'activité intellectuelle du spectateur est créatrice. Dans un troisième temps, le spectateur se voit vivre un dédoublement multiforme de sa personnalité. La machine-sculpture tinguelienne possède donc à la fois une puissance fascinatrice, évocatrice, suggestive et une faculté dédoublante. La machine-sculpture tinguelienne doit, pour manifester un personnage, une parodie, une satire, concentrer les expressions de celui-ci. Pour sa part, le spectateur, lui, doit fournir un effort très intense pour projeter sur la sculpture en action son univers subjectif, son interprétation de ces mouvements, alors devenus signifiants. C'est en ce sens que l'on peut comprendre que la sculpture-machine tinguelienne est toute expression. Chaque « sentiment » est poussé en intensité et chaque situation mise en relief par l'exagération des gestes. La fascination provient d'une impression d'intensité provoquée par le jeu des interprétations. C'est-à-dire que le spectateur sait que ce qu'il voit n'est pas « réellement » un être vivant, un personnage, mais le fait qu'il comprenne une scène, une action, un sens, montre bien que l'illusion est perçue. Cette illusion stimule l'imaginaire et fait prendre conscience de l'action de celui-ci. Le processus de l'imagination est rendu intelligible. Un tel processus permet à l'artiste d'associer caricature, subversion, transgression et questionnement métaphysique sans pour autant tomber dans la simple image référente. Le référé n'est pas défini ni cerné mais vécu de manière à la fois individuelle et universelle. C'est-à-dire que l'on concède aisément des qualités expressives à un Balouba par exemple, mais l'origine de cette expression n'est pas univoque. Cette dernière semble trop éloignée physiquement d'un être humain, avec une gestualité paroxystique complètement exagérée et irréalisable pour un homme, mais cette expression apparaît néanmoins suffisamment signifiante pour donner lieu à une compréhension de la scène comme étant une danse africaine (un grelot et une plume sont signifiants). Il y a pourtant une osmose irréductible entre le personnage et sa forme « incarnée ». Le décalage entre la réalité et le spectacle ne peut être l'expression de la machine ni de Tinguely (rappelons sa volonté de laisser du jeu dans les engrenages pour rendre apparent le hasard agissant) mais il y a pourtant bien un caractère expressif dans cette scène. Il naît dans un jeu entre les projections de l'imagination et de la subjectivité du spectateur et le décalage par rapport aux conventions de représentation habituelles de la sculpture ou de l'installation artistique, voire des matériaux employés et des sons émis. Le spectateur se croit face à un spectacle mais se rend finalement compte qu'il fait partie du spectacle qu celui-ci était venu voir. Le spectateur ne fait que s'extérioriser en somme sur la sculpture animée qui n'existe finalement en tant que telle qu'au moment où elle est imaginée comme imitant un danseur africain. Le travail de Tinguely est anti-subjectif et ne mobilise pas sa personnalité propre dans la mesure du possible, car même si c'est l'artiste qui choisit et assemble les matériaux, ceux-ci sont l'extrait, l'échantillon de la société qui les a créé. Ils sont collectés dans les décharges, constituent en quelque sorte l'essence de la société de consommation, de l'environnement. Ce n'est pas Tinguely qui anime les sculptures et leurs mouvements ne sont pas l'expression de son activité subjective comme ce serait le cas pour les marionnettes. Sa sculpture n'est jamais un instrument contrôlable d'interprétation dramatique. Elle tend toujours à acquérir un certain degré d'autonomie. Et comme nous le savons, Tinguely ne sait définir réellement son personnage avant de l'avoir fabriqué (cf. la galerie des Philosophes dont les noms sont interchangeables). Il en résulte que l'être de ses personnages – bien qu'il ne provienne que d'un néant insaisissable – s'impose physiquement à son créateur autant que celui-ci lui impose sa forme et son existence en le fabriquant. Tinguely n'est pas le démiurge de son univers puisqu'il ne contrôle pas les formes qui le compose, que les formes manifestent leurs exigences dans l'esprit des spectateurs. Les sculptures-machines-personnages tingueliens définissent leur être grâce, et à la fois en dépit de leur créateur. Il se dégage de ce phénomène une prise de conscience particulièrement aigüe de l'objet dans son « devenir » esthétique.
Quand les sculptures sont en marche, on assiste à un phénomène contradictoire : Tinguely ne projette pas sa « substance » intérieure sur l'objet, il ne la projette pas continuellement. Il ne métamorphose pas cet univers en se métamorphosant lui-même dans un acte d'animation mais délègue l'animation des sculptures-machines à elles-mêmes, proposant au spectateur-acteur de vivre une expérience et dotant, en quelque sorte, les machines, d'une vie qui leur est propre. Non seulement l'objet dénonce un processus perpétuel de « devenir » mais aussi le spectateur-manipulateur devient autre en faisant interpréter par la machine-sculpture des sentiments personnels et qui se transforment automatiquement dans le jeu en sentiment symboliques. Le Cyclograveur par exemple transforme le spectateur-manipulateur en « objet », en un sens, quand il le rend nécessaire au fonctionnement de son expression. L'homme se retrouve au service de la machine. Double mouvement de compréhension du spectateur qui à la fois s'exprime en faisant exprimer, qui s'interroge en interrogeant cette machine réflexive.
Le manipulateur n'est jamais passif à l'égard d'une sculpture-machine, en raison de « l'irréalité » essentielle de celle-ci. La sculpture-machine, du fait même qu'elle permet à son spectateur de libérer ses sources spirituelles profondément enfouies, acquiert à ses yeux une valeur subjective supérieure à celle qu'il accorde à sa propre réalité physique. Autrement dit, il préfère sacrifier sa conscience logique du réel – c'est-à-dire, de son corps – aux exigences irrationnelles de son « moi » créateur.
L'objet, la sculpture, ne se refuse pas à obéir à son créateur puisqu'il souhaite que celle-ci ne lui obéisse pas. Elle affirme en ce sens une « volonté » autonome somme toute relative. Est-ce obéir que de désobéir si c'est ce qui est demandé ? L'introduction volontaire de hasard insiste sur le fait qu'on ne sait pas qui « décide » de ce qu'il se passe dans ce spectacle. En insistant sur sa volonté que les choses lui échappent, Tinguely souligne qu'elles nous échappent de toute façon. La parodie accentue particulièrement ce point que, la sculpture-machine arrêtée, le néant inhérent à sa qualité d'objet n'en est que plus évident.
La sculpture-machine doit s'animer, elle devient comédienne de théâtre et on doit lui prêter un comportement, subjectif qui plus est. Elle n'a pas besoin d'être passive vis-à-vis de ce qu'elle ressent, comme un être humain devrait le faire pour jouer la comédie ou pour imiter une autre personnalité. En cela la machine tinguelienne est la comédienne idéale. La sculpture-machine tinguelienne est une virtualité expressive, n'ayant aucune « ipséité » (par ce terme nous entendons la notion « d'inhérence » ou encore de « qualité intrinsèque ») autre que formelle. Elle est un objet prenant l'apparence d'un être par la vertu créatrice d'un jeu.
Il est important de relever la fascination qu'exerce la sculpture-machine sur l'esprit du spectateur qui connait alors une transformation radicale de sa perception. Sous l'influence d'une machine-sculpture, que le spectateur (acteur) a contribué activement à créer (par ses projections et son imagination), l'esprit voit se matérialiser devant lui une illusion qu'il considère momentanément comme vraie. À partir des roues, matériaux de récupération, morceaux de ferrailles mis en mouvement nous voyons des attitudes, des gestes, une personnalité. C'est que la sculpture-machine, bien qu'abstraite, permet à l'imaginaire de prendre forme et de se manifester au-dehors.
L'ambivalence irréductible du spectacle de la méta-machine tinguelienne, nous l'avons vu, tient au fait que celle-ci est la manifestation sous forme de projection de la vision onirique du spectateur. L'apparence que prendra la sculpture dépend du spectateur, de sa conception du possible de sa part d'irréalité. Et en même temps, cette sculpture possède une réalité matérielle, elle est palpable, tangible. Elle possède plusieurs réalités : une réalité physique et une réalité de l'imagination sans laquelle il n'y aurait pas de personnification possible mais juste un amas de ferrailles grinçantes en mouvement.
Face à ses propres incertitudes l'esprit oscille entre sa notion objective des éventualités et la puissance libératrice de son imaginaire. Dans un mouvement de va-et-vient, et à mesure qu'il étend sa perception du connu, l'esprit doute de sa propre réalité. Il s'agit d'un processus réflexif puisque les fantasmes sont matérialisés dans une forme et dans le temps. Et en même temps ces fantasmes connaissent une révélation sur leur signification, sur l'esprit, sur eux-même. C'est l'esprit du spectateur, s'ouvre à ce qu'il voit en se fixant sur une forme « réelle ». Et l'échec relatif de cette sortie, par intermittence, lui fait prendre conscience de son propre désir d'irréalité, puisqu'il renvoie une image inconnue de lui-même. Il ne s'agit pas tant de subjectivité, comme l'écrit Adorno, car « le spectateur ne doit pas projeter sur l’œuvre ce qui se passe en lui comme pour s’y voir valorisé, confirmé, satisfait. Il doit au contraire sortir de soi pour s’ouvrir à l’œuvre, se faire semblable à elle et l’accomplir à partir de lui. »5. Comme je ne vois pas l’espace mais je vois dans l’espace, je ne vois pas l’aura d’une œuvre mais je vois dans son aura les éléments comme éléments constitutifs d’une œuvre d’art (et pas comme une juxtaposition dénuée de sens).
Les mouvements deviennent « gestes » presque instantanément. Le spectateur leur prête des significations pour mieux les saisir. À nouveau l'esprit fixe son attention sur la réalité matérielle de l'objet, le voyant comme une machine anonyme. L’émotion que produit l'œuvre d'art constitue alors, pour certains, le moyen d'accéder à l'inconnu de ce qui raisonne, de ce qui tombe sous le sens, d'entrer dans le domaine du rêve, de la féérie, du fantastique. Nous sommes dans le monde au-delà des mots, de ce que suggère leur musique. Ce qui dépasse les formes, les couleurs et qui est le fait leur harmonie. Le système en action nous révèle, davantage que la représentation, le chant des lignes de la sculpture et nous montre ce qui éclaire certaines profondeurs de l'âme. L'art de Tinguely est révolte ici aussi. Mais révolte contre l'emprise de la raison et des principes psychologiques. L'artiste impose une certaine abstraction formelle à ses réalisations pour éviter la fixité et l'exclusivité d'une interprétation ou d'une forme. Cela correspond à un désir d'absolu, un désir de pénétrer dans l'inexprimable tout en évitant d'imposer sa propre vision. L'abstraction est également une recherche d'origine formelle. La machine-sculpture exprimerait un inexprimable ? Il semblerait à priori que ce soit un non-sens. C'est en cela, aussi que l'art de Tinguely apparaît comme paradoxal, contradictoire. La machine-sculpture ne peut pas « exprimer » puisque c'est une machine. Le non-sens apparaît ici dans la mise en échec de la logique : la machine n'exprime pas un inexprimable. Par contre Jean Tinguely (avec la complicité du spectateur) lui « fait interpréter » des sentiments qui, par rapport à ceux que nous manifestons habituellement, relèvent du « jamais exprimé » ou du « non-exprimé ». La vision logique du réel est alors énergiquement repoussée (sans pour autant que l'activité de la raison soit intégralement abandonnée), pour que l'imaginaire puisse s'accrocher afin d'exercer ses pouvoirs révélateurs.
La machine-sculpture tinguelienne est un moyen d'expression dont les manifestations sont quasi-imprévisibles à cause d'une part de sa plasticité et d'autre part, du jeu laissé volontairement dans ses rouages. Bien évidemment, la dynamique de cette plasticité est associée aux impressions, aux évocations que font naître, chez le spectateur, les morceaux de  ferrailles, les objets de natures hétéroclites usés, etc. Cet ensemble conditionne le « devenir » expressif de la sculpture-machine et peut, de ce fait, amener l'esprit à concevoir un « devenir » connu en spéculant à partir de sa propre expérience.
Le spectateur qui regarde croit percevoir dans la sculpture animée une métamorphose progressive du réel. C'est le jeu entre son imagination et les formes en mouvement qui dévoile les aspects inconnus et inexprimables selon des voies d'expression plus habituelles.
En ce qui concerne la recherche de l'abstraction, il n'est en réalité pas paradoxal qu'un univers formel même s'il est schématique, soit propice à l'appel des idées abstraites. Puisque la nature protéiforme des « expressions » de la sculpture-machines provoque une prise de conscience très fine de la fragilité des formes et des significations qu'elle représente. Car celles-ci sont figurées dans le temps, saisies lorsqu'elles sont dessaisies.
Dans l'esprit du spectateur, l'attention est divisée entre la connaissance qu'il a du « néant essentiel » de l'objet qui est un assemblage d'objets de récupération et de ferrailles ; et d'autre part celle de la liberté d'investissement expressif que la machine lui offre dans un espace onirique. Ce duo – impression de néant / fixation intense – dans un mouvement incessant, finit par abolir la stabilité des formes en faisant ressortir leurs fluctuations. À la manière de l'œil qui, ne parvenant pas à faire la mise au point sur un contraste optique, se déplacerait incessamment – donnant au cerveau l'impression que c'est ce qui est observé qui bouge-, la forme, le geste, l'attitude, – virtuels -, une fois surgis de leur inexistence primitive, semblent prêts à chaque moment à y retourner en devenant autres.
Par conséquent, l'esprit finit par percevoir le mouvement intérieur des formes les unes par rapport aux autres, les mouvements les uns par rapport aux autres. L'esprit perçoit leur réorganisation permanente par-delà les formes elles-mêmes et leur valeur significative. Le spectateur ressent le sentiment contradictoire d'un « informel multiforme » qui est essentiellement cinétique. Les machines-sculptures de Jean Tinguely, en proposant un domaine abstrait à partir d'un univers formel rejoignent, en ce sens, sur le plan philosophique, le plan de « l'inconnu ».
Même si Jean Tinguely a une part de responsabilité au niveau de la création matérielle des sculptures (par les choix des matériaux, des couleurs, des formes qu'il opère et les assemblages qu'il fait), ni l'artiste, ni le spectateur ne contrôlent physiquement les formes virtuelles des machines en mouvement. On ne peut donc pas parler d'une formulation de l'expression d'un Jean Tinguely. Comme nous l'avons vu, l'artiste n'anime pas lui-même la machine (qui est motorisée), il laisse le hasard agir pour une bonne part. Le sculpteur ne crée pas un être pour plonger en lui-même.
Les machines-sculptures produisent l'espace en s'y déployant. Elles sont un espace et ont un espace. L'espace est lui-même une image sonore des objets qui le peuplent, de leurs déplacements, de leurs entrechocs. L'ambiance sonore est très évocatrice, elle laisse beaucoup de place à l'imaginaire. Notre perception du réel et de l’imaginaire n'est pas celle de deux entités en opposition s’excluant l’une l’autre. L’imaginaire fait partie intégrante de l’entité du réel. Ils participent tous deux et en même temps aux multiples instants créateurs de notre vie quotidienne. En ce sens, l’imaginaire apparaît comme un laboratoire des formes possibles et entretient avec le réel une relation mouvante. Il est un processus dynamique et créatif qui relève de la pratique, il est une autre expérience du réel.
Même si Tinguely a créé la machine-sculpture, matériellement et pensé les grandes lignes de ses mouvements potentiels, ce qu'elle produit ne relève pas uniquement de ses choix. Et pourtant celle-ci vit dans l'espace de telle manière qu'un public rassemblé en confirme l'existence. Et sa réalité est différente de celle du spectateur. Elle exerce une certaine fascination sur lui parce qu'elle n'est pas humaine et pourtant il semblerait qu'elle ait des activités, des réactions humaines. Tinguely nous offre l'exemple du créateur formant la machine à son image, une machine-sculpture investie d'une valeur symbolique de « microcosme », par rapport à un « macrocosme ». Cette tendance s'apparente à la pensée symbolique au sens où celle-ci se référerait à un ordre prétendu supérieur de la réalité pour se définir soi.
1André Charles Gervais, Marionnettes et marionnettistes de France : Tableau général de l'activité des manipulateurs de poupées, précédé de propos sur la marionnette et d'une grammaire élémentaire de manipulation, et suivi d'une bibliographie des marionnettes, imprimés de langue française et documents annexés, Bordas, Paris, 1947.
2R-D. Bensky, Recherches sur les structures et la symbolique de la marionnette, Ed. Nizet, 1971. p. 63.
3André Charles Gervais, Marionnettes et marionnetistes de France, op. cit.
4« La réalité » est entendue ici comme désignant l’ensemble des phénomènes considérés comme existant effectivement par un sujet conscient. Ce concept désigne donc ici ce qui est perçu comme concret, par opposition à ce qui est imaginé, rêvé ou fictif.
5T. W. Adorno, Théorie esthétique (1970), trad. M. Jimenez, Paris, Klincksieck, 1974.