samedi 24 août 2013

Fragments



« Si nous voulons donc que l'art ait une véritable fonction de connaissance, si nous voulons que l'art nous enseigne quelque chose du réel sur un mode qui lui soit propre, alors il faut penser que la fuite hors le quotidien et le fragment à laquelle il nous convie nécessairement soit le paradoxal moyen d'un retour à eux, c'est-à-dire à nous-même : d'un retour à notre expérience de tous les jours dans laquelle l'unité de ce que nous appelons « notre vie » se cherche sans parvenir jamais à se conquérir définitivement. »1.
Nous savons que Tinguely revendique un état d'esprit dadaïste, anti-académique et destructeur des illusions, mais en dépassant la seule approche comparative, en cherchant à saisir les enjeux d'une telle production, avec la vision plus large que permettent l'analyse de l'expérience esthétique et celle d'une compréhension de l'histoire de l'art en général, peut-on tenir éloignée, et ce, de manière univoque, la compréhension de ce qui a lieu au contact de l'art tinguelien, d'une expérience de contemplation artistique ou d'une projection du spectateur dans un monde de beauté ?
L'art a, toujours, ici, une fonction de connaissance du réel : de manière a priori paradoxale, il nous éloigne de ce monde pour mieux le révéler. Mais, que nous apprend l’œuvre d'art tinguelienne sur le monde et sur nous-même ?
Tout d'abord, nous avons vu que les sculptures de Jean Tinguely sont constituées d'objets de récupération, de rebuts, de fragments tirés de notre quotidien : celui des machines, des décharges, des ateliers de ferronnerie ou autres ferrailleurs. Le fragment est un morceau d'une machine qui a été démontée, démantelée, qui avait une unité auparavant, ou était une partie d'une autre forme, celle d'une machine industrielle par exemple. Selon la logique dynamique du contradictoire de Lupasco, le fragment doit apparaître comme un phénomène et non comme un état, un phénomène dont le dynamisme est fait de potentialisations et d'actualisations. Ce fragment, même s'il vient d'une machine, renvoie à autre chose de plus général. À savoir au monde mécanique, à l'industrie du XXe siècle. Il est devenu une unité d'une autre unité dont il provient, une unité qui implique implicitement qu'il y aient d'autres unités auxquelles il était assemblé auparavant. Il est un moment étiré, en quelque sorte, car porteur d'une patine, d'une mémoire, possédant une histoire dont il apparaît, lui-même, comme une trace. Et, à l'opposé, devenu unité, il est également neuf. Jean Tinguely assemble des fragments, provenant de machines, porteurs de mémoire mais qui renvoient à tout autre chose. Il étire le temps, procède à une systématisation, une mise en abîme : des fragments de fragments de fragments, qui étaient des formes, deviennent d'autres formes. Et conceptuellement sans fin, ce processus est accentué par la mise en mouvement de ces éléments. Ce qui est visible, à ce moment là, c'est un enchaînement de constructions et de déconstructions de formes, de phénomènes qui, loin de passer de l'une à l'autre de manière visible, glisse de l'une à l'autre de manière permanente, dans un va-et-vient permanent. La forme est dématérialisée, elle échappe au regard qui ne peut la saisir, car elle n'a pas de frontières fixes, et elle se déroule dans le temps. Les fragments, devenus des éléments d'une nouvelle sculpture, se déplacent à des vitesses différentes, dans une complexité apparente qui rend insaisissable l’œuvre d’art en tant qu'objet. La photographie d'un Baluba, ne rend pas compte de la sculpture, une vidéo non plus, car la sculpture prend forme dans les impossibles saisissements du regard, dans ses failles. Elle est une sculpture virtuelle. Et pourtant, dans l'expérience, le regard voit quelque chose, un objet animé aux multiples rythmes coexistant en son sein. La sculpture tinguelienne possède une patine, elle est constituée de vestiges de machines, porte en elle de nombreuses mémoires, et en même temps, elle n'est qu'un moment du fragment, moment où il est saisissable en tant que tel par le spectateur. Cela lui donne une charge poétique certaine, ainsi qu'une connotation sociologique puisqu'il s'agit, en quelque sorte, d'un échantillonnage de la réalité industrielle d'une époque et d'un lieu. Mais, en même temps, elle renvoie à l'intemporalité par ses mouvements, ses rouages, ses potentiels, ses formes virtuelles toujours renouvelées par le hasard, et ce, grâce au jeu laissé volontairement dans les engrenages. Et l'imaginaire auquel elle renvoie, à la fiction créée, et tout cela, alors que la machine sculpture est personnifiée. Elle est un ensemble de fragments d'objets, renvoyant à l'histoire, à la société, aux gestes, aux techniques (et donc à l'homme). Elle est la nouveauté permanente, révélation des mouvements fondamentaux qui régissent les lois de l'univers. « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme »2. Tout bouge3. Coupés, séparés de leur unité antérieure, nous prenons conscience qu'avant d'être des fragments de machine, qu'avant d'être des machines, les matériaux étaient des métaux, alliages ou non, d'autres unités, fer, ou autres métaux natifs, extraits de minerais, constitués aussi d'éléments chimiques, constitués eux-mêmes de particules, d'atomes, de quarks, etc., le tout emporté dans un mouvement permanent, peut-être trop lent ou trop rapide pour qu'on les voit à l’œil nu (trop grands ou trop petits). Les assemblages changent les unités assemblées prennent d'autres formes, les propriétés, se modifient : tout est éphémère. Les pyramides, toutes les constructions sont vouées à disparaître, disait Tinguely. Ainsi il n'y a pas de mort véritable, mais une perpétuelle transformation. Seuls la forme, le sens que l'on prête aux assemblages procèdent d'un certain suspens, ne sont pas fixes ; à l'échelle d'une civilisation, les formes, les sens ne recouvrent pas les mêmes significations. Ainsi, les fragments de machines récupérés et assemblés en une nouvelle forme, elle-même mise en mouvement permanent, trouvent dans ce dernier, la chute de ce qui a été détruit et le mouvement se présente comme un résultat. Et en même temps, le fragment est potentiellement un commencement perpétuel, comme si le fragment, dans la machine tinguelienne, ne subissait pas les mêmes lois que pour les autres objets. La totalité ou l'ensemble n'est pas unique et tout fragment machinique est, dans l'art tinguelien remplaçable. Le fragment se confond avec la partie dans la machine. Il est à la fois déterminé et indéterminé, car la machine ainsi formée et mise en mouvement, n'est pas destinée à être productive. Elle est œuvre d'art.
L'arbitraire et l’indétermination sont des éléments de la sculpture tinguelienne au même titre que la méthode et la technique, toutes deux rationnelles : maîtrise et conséquence involontaires, méthode, opération réglée et accident s'y côtoient. Les éléments peuvent ainsi être perçus comme des parties, unités, détails et fragments, morceaux, lambeaux.
Animés par des énergies, des forces terrestres, mis en tension par les forces électrique, magnétique, gravitationnelle, nucléaire forte et faible, et en même temps, résultat des aléas, des hasards, c'est l'entropie en marche dans une machine cohérente et unifiée, qui « fonctionne » selon des principes techniques établis, appréhendés et, pour une part au moins, maîtrisés, mais il faut voir cette entropie comme régie par quelque chose de plus grand.
L'objet de récupération, le rebut est communément associé à un déchet, à un reste et est donc perçu de manière péjorative, comme s'il ne servait plus à rien, n'avait plus de valeur. Jean Tinguely, accentue le caractère sale et grinçant de ses machines, les rendant encore davantage répugnantes aux yeux d'un public à l'éducation bourgeoise et académique, mais, en même temps, il les expose dans des lieux d'art : il réenchante alors le déchet, lui retire sa valeur de rien, pour le hisser au sommet de la reconnaissance. Il rend ses assemblages de déchets autonomes, en fait une unité, totalité, identité alors même que, communément, un déchet est un élément sans indépendance, renvoyant à ce qui n'est plus, connoté négativement. Cela crée un malaise évident pour le public qui est renvoyé à ses propres valeurs, se heurte à un objet qu'il ne peut appréhender que de manière paradoxale (cohérence/incohérence).
C'est justement dans l'inconfort d'une expérience esthétique, forçant l'ouverture d'esprit pour être appréhendée, car il s'agit d'art, que Tinguely rend possible l'expérience métaphysique, en ce sens qu'il y a dans cet inconfort de l’appréhension, l'interstice d'un au-delà de la compréhension, dans lequel le spectateur est projeté. Ce dernier, ne pouvant pas distinguer la noblesse de la non noblesse, interroge ses propres valeurs : il perçoit unité, cohérence, totalité dans ce qu'il voit, et identité d'une œuvre d'art, mais en même temps, il s'agit d'un assemblage de fragments, d’objets rebuts comme autant d'objets indépendants, arbitraire, déchirés. Or, cela ne peut pas renvoyer à la pauvreté ontologique puisqu'il s'agit d'une œuvre d'art, cela ne peut pas, non plus, être le fruit d'une insuffisance théorique du savoir - puisque en bon technicien, Tinguely a créé une sculpture, une machine qui, une fois mise en marche, se met en mouvement -, ni d'une déficience pratique puisque apparemment, au niveau de l'action et de la production, ça fonctionne à ne pas fonctionner mais cela fonctionne quand même.
La joie et la gravité coexistent de cette manière, aussi, dans la sculpture tinguelienne, non pas juste au niveau de la parodie et de l'image de la mort, mais par sa nature même ambivalente, c'est-à-dire la coexistence entre existence fragmentée et fragmentaire, entre une finalité, une organisation implicite d’œuvre d'art en tant que forme cohérente et organisée, dont l'origine est attribuable à l'artiste (en tant qu'elle est sa création). On y trouve la joie de la perpétuelle nouveauté, de la création permanente, de la vie mais aussi l’irrémédiable renvoi à la perte et au manque liée à son caractère fragmentaire qui lui donne une apparente discontinuité, mais interdisant aussi de saisir les origines de leurs fonctions ultérieures et dont pourtant ils sont les vestiges, les ruines. On y trouve donc la gravité de la déchéance, de l’obsolescence, de la perte, de la mort, perte du sens, précarité, incomplétude, impossible intelligibilité, angoisse de l’insaisissable sens et de l'indétermination. Obscurité, lacune, existence fragmentaire, approximation, infini, ouverture perpétuelle, ce sont donc autant d'antagonismes qui coexistent et mettent en tension le spectateur dans un interstice métaphysique dualiste : l'opposition ainsi mise en évidence est celle de la nature même de la sculpture et de la nature (entre sa nature fragmentaire, disséminée, indéterminée, opaque, entropique, insaisissable et chaotique) qui renvoie à la métaphysique platonicienne – à la fois, à son unité substantielle d’œuvre d'art, rendant la réalité simple, unitaire, possédant une identité propre et donc existant en soi et pour soi. Comme Dieu (le Bien, le Beau, le Vrai), dans la métaphysique occidentale n'a pas besoin d'autre chose pour exister.
Nous sommes donc, à la fois, face à un plein, c'est-à-dire face à une œuvre dont l'apparence est celle d'un ensemble de fragments, mais, aussi, face à une œuvre qui laisse place à des vides interstitiels entre chacun de ces fragments, ce qui implique les brisures du réel et du sens. La pensée de l'art se trouve fragmentée par l'ironie de Tinguely dont les sculptures détruisent les certitudes, amènent de l'instabilité et sont l'inverse des belles et harmonieuses œuvres d'art.
La pensée de l'art se trouve fragmentée parce qu'elle est mise face à une considération substantielle de l'art et à ce qui l'anime, c'est-à-dire face à un fondement absolu. Nous sommes confrontés à une œuvre qui revendique l'excès, l’absence de sens univoque et la multiplicité de son hétérogénéité. Les sculptures tingueliennes sont polysémiques, multiples, libres, mesurées et démesurées, continues et discontinues ; elles contiennent, à la fois, une cohérence, une continuité et une incohérence, une discontinuité. Les œuvres tingueliennes opèrent une ponction dans le monde, l'isolement d'un fragment hors de l'ensemble du réel. On peut établir un rapprochement avec les idées d'appropriation et de hasard sociologique avancées par Pierre Restany ou le Nouveau Réalisme. Mais s'agit-il, alors simplement, de donner au public l'opportunité de donner du sens à ce qui est habituellement fondu dans un tout, comme l'écrit Pierre Saurisse4 ?
Il semble plutôt que Jean Tinguely repousse l'horizon de ce que l'historien d'art appelle un « tout ». Le sculpteur apporte un soin particulier à éviter justement toute univocité sémantique. Ce qui apparaissait comme objet dans un ensemble, devient lui-même ensemble constitué d'objets. L'opacité du monde reste donc entière.
1Ibid.
2Formule reprise à Antoine Lavoisier.
3Formule d'Héraclite.
4Pierre Saurisse, La mécanique de l'imprévisible, art et hasard autour de 1960, L'Harmattan, Paris, 2007, p.95.