jeudi 3 octobre 2013

La potentialisation et l'activation - Le jeu dans l'exposition de Pierre Giner


On pourrait parler du musée imaginaire de Malraux, de la manière dont les images conditionnent notre rapport au monde, notre culture, forgent notre sensibilité, modifient notre manière de voir.

On pourrait parler de la puissance que la photographie donne au médium qu'elle transporte. Ainsi, la citation « des images comme des oiseaux » évoque la valeur documentaire d'un tel objet. Mais elle va au-delà de sa matérialité, elle transcende l'image, change le regard sur ce qui est représenté. Comme le Balzac de Rodin pris par Steichen.

On pourrait parler des différents états de la photographie, du rapport entre le corps du spectateur et l'image-objet, de sa matérialité, de son immatérialité. Du glissement qui s'opère en parcourant l'exposition – physique, haptique -, de la perception à l'évocation, de la proposition au lâché prise, du processus scientifique à l'imagination. Du relief vers le plat, de l'oblique vers l'aplomb, de la lumière aux reflets troublant la visibilité, à la lumière permettant la diffusion de l'image.

On pourrait parler d'Aby Warburg, de l'image fantôme, survivante, de la mémoire et de sa plasticité. Interroger, au cœur même de son histoire, la mémoire à l’œuvre dans les images et la culture. Les constellations de formes, l'exigence de penser l'image en relation avec les autres, le fait que cette pensée en fasse surgir d'autres : d'autres images, d'autres relations et ce, sans méthode imposée. On pourrait rappeler que le temps de l'image n'est pas le temps de l'Histoire.

On pourrait parler du mouvement, de la réutilisation des thèmes, des formes, des savoirs, des méthodes comme des gestes, de la permanence de la civilisation. De l'image en mouvement, de son déplacement dans la pensée, dans les points de vue philosophiques, dans les champs des savoirs, dans les périodes historiques, dans les hiérarchies culturelles, dans les lieux géographiques.

On pourrait parler de l'image pensée comme un moment, de ce qui est visible dans les œuvres elles-mêmes.

On pourrait parler des catalogues. Du catalogue généré et du catalogue génératif, du catalogue actif et du catalogue potentiel. De celui de l'exposition, comme témoin, vecteur de diffusion. Des supports et de la taille des impressions, de leur matérialité et de leur immatérialité, de l'application numérique permettant de générer, de voir ces images, en d'autres contextes, en d'autres lieux, voire dans le même lieu, dans le même temps et ainsi vivre intensément ces mises en abîme, ces images dans les images, ce que leurs rencontres provoquent.

On pourrait parler du processus créateur et du principe d'équivalence de Robert Filliou, de la multitude des manifestations matérielles et immatérielles du processus de la création. De la création permanente de l'Univers.

On pourrait parler du rapport au temps. Temps de la photographie, temps de l'Histoire et temps dans l'Histoire, réinventée à chaque passage dans l'exposition. Et temps de l'image comme survivance dans la réutilisation de formes. Devrions-nous dire que c'est l'exposition qui passe à travers le spectateur ? En tout cas, l'exposition se passe. Au sens où elle a lieu. Une proposition qui force la présence et interroge sur « l'être là » et à la fois, libère le spectateur d'une présence imposée, proposant un parcours, un voyage, un point de vue sur un point de vue (celui de Patrick Tosani, celui de Pierre Giner), sur des points de vue (ceux des photographes dont les œuvres sont présentées ou représentées sur des points de vue (témoins aussi bien de leur temps, de leur culture, des lieux qu'ils fréquentent ou qu'ils ont fréquenté), que de leur sensibilité.

 http://www.lafriche.org/content/des-images-comme-des-oiseaux
 http://www.cnap.fr/des-images-comme-des-oiseaux

samedi 24 août 2013

Fragments



« Si nous voulons donc que l'art ait une véritable fonction de connaissance, si nous voulons que l'art nous enseigne quelque chose du réel sur un mode qui lui soit propre, alors il faut penser que la fuite hors le quotidien et le fragment à laquelle il nous convie nécessairement soit le paradoxal moyen d'un retour à eux, c'est-à-dire à nous-même : d'un retour à notre expérience de tous les jours dans laquelle l'unité de ce que nous appelons « notre vie » se cherche sans parvenir jamais à se conquérir définitivement. »1.
Nous savons que Tinguely revendique un état d'esprit dadaïste, anti-académique et destructeur des illusions, mais en dépassant la seule approche comparative, en cherchant à saisir les enjeux d'une telle production, avec la vision plus large que permettent l'analyse de l'expérience esthétique et celle d'une compréhension de l'histoire de l'art en général, peut-on tenir éloignée, et ce, de manière univoque, la compréhension de ce qui a lieu au contact de l'art tinguelien, d'une expérience de contemplation artistique ou d'une projection du spectateur dans un monde de beauté ?
L'art a, toujours, ici, une fonction de connaissance du réel : de manière a priori paradoxale, il nous éloigne de ce monde pour mieux le révéler. Mais, que nous apprend l’œuvre d'art tinguelienne sur le monde et sur nous-même ?
Tout d'abord, nous avons vu que les sculptures de Jean Tinguely sont constituées d'objets de récupération, de rebuts, de fragments tirés de notre quotidien : celui des machines, des décharges, des ateliers de ferronnerie ou autres ferrailleurs. Le fragment est un morceau d'une machine qui a été démontée, démantelée, qui avait une unité auparavant, ou était une partie d'une autre forme, celle d'une machine industrielle par exemple. Selon la logique dynamique du contradictoire de Lupasco, le fragment doit apparaître comme un phénomène et non comme un état, un phénomène dont le dynamisme est fait de potentialisations et d'actualisations. Ce fragment, même s'il vient d'une machine, renvoie à autre chose de plus général. À savoir au monde mécanique, à l'industrie du XXe siècle. Il est devenu une unité d'une autre unité dont il provient, une unité qui implique implicitement qu'il y aient d'autres unités auxquelles il était assemblé auparavant. Il est un moment étiré, en quelque sorte, car porteur d'une patine, d'une mémoire, possédant une histoire dont il apparaît, lui-même, comme une trace. Et, à l'opposé, devenu unité, il est également neuf. Jean Tinguely assemble des fragments, provenant de machines, porteurs de mémoire mais qui renvoient à tout autre chose. Il étire le temps, procède à une systématisation, une mise en abîme : des fragments de fragments de fragments, qui étaient des formes, deviennent d'autres formes. Et conceptuellement sans fin, ce processus est accentué par la mise en mouvement de ces éléments. Ce qui est visible, à ce moment là, c'est un enchaînement de constructions et de déconstructions de formes, de phénomènes qui, loin de passer de l'une à l'autre de manière visible, glisse de l'une à l'autre de manière permanente, dans un va-et-vient permanent. La forme est dématérialisée, elle échappe au regard qui ne peut la saisir, car elle n'a pas de frontières fixes, et elle se déroule dans le temps. Les fragments, devenus des éléments d'une nouvelle sculpture, se déplacent à des vitesses différentes, dans une complexité apparente qui rend insaisissable l’œuvre d’art en tant qu'objet. La photographie d'un Baluba, ne rend pas compte de la sculpture, une vidéo non plus, car la sculpture prend forme dans les impossibles saisissements du regard, dans ses failles. Elle est une sculpture virtuelle. Et pourtant, dans l'expérience, le regard voit quelque chose, un objet animé aux multiples rythmes coexistant en son sein. La sculpture tinguelienne possède une patine, elle est constituée de vestiges de machines, porte en elle de nombreuses mémoires, et en même temps, elle n'est qu'un moment du fragment, moment où il est saisissable en tant que tel par le spectateur. Cela lui donne une charge poétique certaine, ainsi qu'une connotation sociologique puisqu'il s'agit, en quelque sorte, d'un échantillonnage de la réalité industrielle d'une époque et d'un lieu. Mais, en même temps, elle renvoie à l'intemporalité par ses mouvements, ses rouages, ses potentiels, ses formes virtuelles toujours renouvelées par le hasard, et ce, grâce au jeu laissé volontairement dans les engrenages. Et l'imaginaire auquel elle renvoie, à la fiction créée, et tout cela, alors que la machine sculpture est personnifiée. Elle est un ensemble de fragments d'objets, renvoyant à l'histoire, à la société, aux gestes, aux techniques (et donc à l'homme). Elle est la nouveauté permanente, révélation des mouvements fondamentaux qui régissent les lois de l'univers. « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme »2. Tout bouge3. Coupés, séparés de leur unité antérieure, nous prenons conscience qu'avant d'être des fragments de machine, qu'avant d'être des machines, les matériaux étaient des métaux, alliages ou non, d'autres unités, fer, ou autres métaux natifs, extraits de minerais, constitués aussi d'éléments chimiques, constitués eux-mêmes de particules, d'atomes, de quarks, etc., le tout emporté dans un mouvement permanent, peut-être trop lent ou trop rapide pour qu'on les voit à l’œil nu (trop grands ou trop petits). Les assemblages changent les unités assemblées prennent d'autres formes, les propriétés, se modifient : tout est éphémère. Les pyramides, toutes les constructions sont vouées à disparaître, disait Tinguely. Ainsi il n'y a pas de mort véritable, mais une perpétuelle transformation. Seuls la forme, le sens que l'on prête aux assemblages procèdent d'un certain suspens, ne sont pas fixes ; à l'échelle d'une civilisation, les formes, les sens ne recouvrent pas les mêmes significations. Ainsi, les fragments de machines récupérés et assemblés en une nouvelle forme, elle-même mise en mouvement permanent, trouvent dans ce dernier, la chute de ce qui a été détruit et le mouvement se présente comme un résultat. Et en même temps, le fragment est potentiellement un commencement perpétuel, comme si le fragment, dans la machine tinguelienne, ne subissait pas les mêmes lois que pour les autres objets. La totalité ou l'ensemble n'est pas unique et tout fragment machinique est, dans l'art tinguelien remplaçable. Le fragment se confond avec la partie dans la machine. Il est à la fois déterminé et indéterminé, car la machine ainsi formée et mise en mouvement, n'est pas destinée à être productive. Elle est œuvre d'art.
L'arbitraire et l’indétermination sont des éléments de la sculpture tinguelienne au même titre que la méthode et la technique, toutes deux rationnelles : maîtrise et conséquence involontaires, méthode, opération réglée et accident s'y côtoient. Les éléments peuvent ainsi être perçus comme des parties, unités, détails et fragments, morceaux, lambeaux.
Animés par des énergies, des forces terrestres, mis en tension par les forces électrique, magnétique, gravitationnelle, nucléaire forte et faible, et en même temps, résultat des aléas, des hasards, c'est l'entropie en marche dans une machine cohérente et unifiée, qui « fonctionne » selon des principes techniques établis, appréhendés et, pour une part au moins, maîtrisés, mais il faut voir cette entropie comme régie par quelque chose de plus grand.
L'objet de récupération, le rebut est communément associé à un déchet, à un reste et est donc perçu de manière péjorative, comme s'il ne servait plus à rien, n'avait plus de valeur. Jean Tinguely, accentue le caractère sale et grinçant de ses machines, les rendant encore davantage répugnantes aux yeux d'un public à l'éducation bourgeoise et académique, mais, en même temps, il les expose dans des lieux d'art : il réenchante alors le déchet, lui retire sa valeur de rien, pour le hisser au sommet de la reconnaissance. Il rend ses assemblages de déchets autonomes, en fait une unité, totalité, identité alors même que, communément, un déchet est un élément sans indépendance, renvoyant à ce qui n'est plus, connoté négativement. Cela crée un malaise évident pour le public qui est renvoyé à ses propres valeurs, se heurte à un objet qu'il ne peut appréhender que de manière paradoxale (cohérence/incohérence).
C'est justement dans l'inconfort d'une expérience esthétique, forçant l'ouverture d'esprit pour être appréhendée, car il s'agit d'art, que Tinguely rend possible l'expérience métaphysique, en ce sens qu'il y a dans cet inconfort de l’appréhension, l'interstice d'un au-delà de la compréhension, dans lequel le spectateur est projeté. Ce dernier, ne pouvant pas distinguer la noblesse de la non noblesse, interroge ses propres valeurs : il perçoit unité, cohérence, totalité dans ce qu'il voit, et identité d'une œuvre d'art, mais en même temps, il s'agit d'un assemblage de fragments, d’objets rebuts comme autant d'objets indépendants, arbitraire, déchirés. Or, cela ne peut pas renvoyer à la pauvreté ontologique puisqu'il s'agit d'une œuvre d'art, cela ne peut pas, non plus, être le fruit d'une insuffisance théorique du savoir - puisque en bon technicien, Tinguely a créé une sculpture, une machine qui, une fois mise en marche, se met en mouvement -, ni d'une déficience pratique puisque apparemment, au niveau de l'action et de la production, ça fonctionne à ne pas fonctionner mais cela fonctionne quand même.
La joie et la gravité coexistent de cette manière, aussi, dans la sculpture tinguelienne, non pas juste au niveau de la parodie et de l'image de la mort, mais par sa nature même ambivalente, c'est-à-dire la coexistence entre existence fragmentée et fragmentaire, entre une finalité, une organisation implicite d’œuvre d'art en tant que forme cohérente et organisée, dont l'origine est attribuable à l'artiste (en tant qu'elle est sa création). On y trouve la joie de la perpétuelle nouveauté, de la création permanente, de la vie mais aussi l’irrémédiable renvoi à la perte et au manque liée à son caractère fragmentaire qui lui donne une apparente discontinuité, mais interdisant aussi de saisir les origines de leurs fonctions ultérieures et dont pourtant ils sont les vestiges, les ruines. On y trouve donc la gravité de la déchéance, de l’obsolescence, de la perte, de la mort, perte du sens, précarité, incomplétude, impossible intelligibilité, angoisse de l’insaisissable sens et de l'indétermination. Obscurité, lacune, existence fragmentaire, approximation, infini, ouverture perpétuelle, ce sont donc autant d'antagonismes qui coexistent et mettent en tension le spectateur dans un interstice métaphysique dualiste : l'opposition ainsi mise en évidence est celle de la nature même de la sculpture et de la nature (entre sa nature fragmentaire, disséminée, indéterminée, opaque, entropique, insaisissable et chaotique) qui renvoie à la métaphysique platonicienne – à la fois, à son unité substantielle d’œuvre d'art, rendant la réalité simple, unitaire, possédant une identité propre et donc existant en soi et pour soi. Comme Dieu (le Bien, le Beau, le Vrai), dans la métaphysique occidentale n'a pas besoin d'autre chose pour exister.
Nous sommes donc, à la fois, face à un plein, c'est-à-dire face à une œuvre dont l'apparence est celle d'un ensemble de fragments, mais, aussi, face à une œuvre qui laisse place à des vides interstitiels entre chacun de ces fragments, ce qui implique les brisures du réel et du sens. La pensée de l'art se trouve fragmentée par l'ironie de Tinguely dont les sculptures détruisent les certitudes, amènent de l'instabilité et sont l'inverse des belles et harmonieuses œuvres d'art.
La pensée de l'art se trouve fragmentée parce qu'elle est mise face à une considération substantielle de l'art et à ce qui l'anime, c'est-à-dire face à un fondement absolu. Nous sommes confrontés à une œuvre qui revendique l'excès, l’absence de sens univoque et la multiplicité de son hétérogénéité. Les sculptures tingueliennes sont polysémiques, multiples, libres, mesurées et démesurées, continues et discontinues ; elles contiennent, à la fois, une cohérence, une continuité et une incohérence, une discontinuité. Les œuvres tingueliennes opèrent une ponction dans le monde, l'isolement d'un fragment hors de l'ensemble du réel. On peut établir un rapprochement avec les idées d'appropriation et de hasard sociologique avancées par Pierre Restany ou le Nouveau Réalisme. Mais s'agit-il, alors simplement, de donner au public l'opportunité de donner du sens à ce qui est habituellement fondu dans un tout, comme l'écrit Pierre Saurisse4 ?
Il semble plutôt que Jean Tinguely repousse l'horizon de ce que l'historien d'art appelle un « tout ». Le sculpteur apporte un soin particulier à éviter justement toute univocité sémantique. Ce qui apparaissait comme objet dans un ensemble, devient lui-même ensemble constitué d'objets. L'opacité du monde reste donc entière.
1Ibid.
2Formule reprise à Antoine Lavoisier.
3Formule d'Héraclite.
4Pierre Saurisse, La mécanique de l'imprévisible, art et hasard autour de 1960, L'Harmattan, Paris, 2007, p.95.

lundi 22 avril 2013

The LP Collection, De « imagination is music » à la musique télépathique de Robert Filliou ou, comment distinguer être et avoir

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--> À la suite de la conférence – performance de Laurent Schlittler et Patrick Claudet au Lieu Unique en ce Weekend singulier, il me semble à propos de continuer l'à propos. Et pourquoi pas, de me rapprocher d'une compréhension en train de se faire de ce que nous sommes en créant.
C'est d'une certaine manière parce que le collectionneur se crée en créant que l'on peut se penser « être » sans passer par « avoir ».
Le prétexte : une collection de disques.
Dans un premier temps, par les rapprochements de titres, de photographies, de noms, les artistes constituent un univers tangible, une histoire, ce qui va être le champ de l'expérimentation, le terrain. Le protocole de présentation très formaliste, très rationnel, très conventionnel, est un bon point de départ pour une mise en mouvement d'une fiction. Une accroche à ce que nous connaissons (et c'est là que l'on se trompe), donc une accroche à ce que nous croyons connaître.
En créant cette collection, les artistes créent un univers. Celui des musiciens. Comment s’appellent-ils, d'où viennent-ils ? Quelle est leur démarche ? Leurs influences ?

Dans un second temps, leurs gestes (rapprochements de titres, d'images, de noms, de biographies, etc.) sont signifiants et deviennent le lieu de nouvelles significations. À la manière de l'écriture, les artistes créent un second niveau de lecture : celui de l'univers en train de se faire, un univers en action, en mouvement, fondamentalement au présent. Un univers en train de faire un univers.

C'est un peu le même mouvement que celui qu'Aby Warburg avait mis au jour lorsqu'il avait créé Mnémosyne, son atlas constitué d'images à priori hétérogènes dont le rapprochement était à la fois la trace d'un geste, d'un ensemble de gestes, le témoin d'un événement, de quelque chose qui a eu lieu et à la fois la création d'un nouveau monde constitué de ces images survivantes – mises en abyme – monde dans un monde (un « monde sans dehors » dirait Jean Cristofol), unités devenues formes constituées d'unités, changement d'échelle : La mémoire en mouvement. Deleuze et Guattari parleraient de mémoire rhizomatique, en ce sens que ce sont les liens entre les choses qui changent. Donc, le rapprochement fait sens, le geste est une création.

À ce niveau de la compréhension, nous ne sommes pas si éloignés de l'archéologie : en tant qu'interprétation au présent de traces du passé. Coexistence des strates d'occupation. L'interprétation est fiction. Écho de Jacques Rancière : « Le réel doit être fictionné pour être pensé ».

À mesure que les sensations de déjà-vu interpellent, une interrogation des habitudes apparaît. Habitudes des conventions d'écoute et des postures de l'attention. Manières de ne pas voir en pensant regarder ou de voir ce que l'on connait. L'appellation conférence – performance prend tout son sens quand on se rend compte qu'on s'est fait avoir... par soi-même. En pensant être venue écouter une conférence, je ne me suis pas interrogée sur ce que j'étais en train de voir. Habitude, convention, le brouillard s'est dissipé à mesure qu'il s'installait. Ces images dans le livre, pochettes d'albums, ne sont-elles pas celles que nous voyons dans cette vidéo, épinglées sur les murs de leur bureau ? Et les titres, au lieu de se les remémorer, Laurent Schlittler et Patrick Claudet ne seraient-ils pas en train de les inventer ? Pourquoi ces post-it sont-ils mis dans une boîte ? Quel est le rapport avec le hasard ? Et les photos prises pendant la conférence ne nous disent rien avant de voir une pochette de disque, à la fin, constituée d'un élément architectural situé juste à côté de nous. Le puzzle dévoile son sens.

C'est le décalage du regard par sa mise en échec. Successivement, les sensations de déjà-vu interrogent, nous arrachant à notre condition d'êtres anesthésiés venus chercher ce que l'on sait déjà, d'une certaine manière. Ces échecs sont ceux de nos attentes alors dévoilées à notre conscience.
Le regard, petit-à-petit, retrouve son interrogation, lavé des habitudes, libéré des conventions établies. Le spectateur est obligé d'être là. Il est rappelé à sa condition d'être interprétant en étant inscrit dans un processus créatif qu'il découvre en se découvrant. Une question apparaît : qu'est-ce que comprendre ?
Com-prendre c'est déjà rapprocher et c'est invoquer sa mémoire : C'est faire une collection à partir d'une collection. Perception obligeant, pour orienter l'action, il faut faire des choix. Et pour communiquer, il faut les présenter d'une certaine manière. Pour être compris, de manière conventionnelle, il faut des codes établis. Nécessité de la mémoire pour invoquer des mots mais le langage est constamment actualisé. À nouveau, importance de la perception qui découpe des unités signifiantes dans la réalité. Nous ne regardons pas les choses mais les étiquettes placées dessus (à ce niveau, dans ma collection, dans mon idéosphère, mes références sur la pensée en mouvement, se trouvent Merleau-Ponty, Michel Henry, Henri Bergson, John Dewey).

En une autre formulation, l'art ou plutôt l'expérience artistique permet de déconditionner le regard en proposant un champ d'expérimentation dégagé des nécessités simplement utilitaires (socialement admises ou orientées vers l'action), elle permet le dévoilement d'une autre dimension, d'une autre strate de l'être qui se pense en pensant, qui se crée en créant. C'est en ce sens que cette performance nous révèle à nous même. Au présent, constamment actualisé. On nous propose d'assister à ce moment, quand les attentes sont mises en échec - au moment du décalage du regard qui cherche à comprendre (et donc à créer un sens) - que la conscience de ce qui a lieu nous apparaît.
Nous pensions que c'était la réalité, car ce que l'on nous présente est objectivé, puisqu’il s'agit d'un catalogue rationnel, avec des processus maitrisés à priori. Et en fait, nous nous rendons compte que nous sommes témoins d'une fiction. Mais cette question du dévoilement, de la fiction (et donc de la réalité) sous tend autre chose. Parce que les morceaux de musiques, ceux que l'on entend, sont bien réels eux. Et ils ont été créés pour cette performance.

Du Mnémosyne d'Aby Warburg, initiateur de l'iconologie, ressortent des enjeux communs à la collection d'albums musicaux. Y a-t-il l'équivalent de l'iconologie en musique ?
Une image est porteuse de nombreuses informations sur la culture qui l'a faite naître, le rapprochement d'images est signifiant, nous l'avons vu. Nous pouvons créer des messages en assemblant des images, sans jamais y inscrire le moindre mot. L'image est puissante en terme d'impact, de suggestion, d’immédiateté de la compréhension. La « musique », c'est aussi des signes et des images de la musique (pochettes d'albums, clips, typographies, affiches, photographies, supports de l'identité musicale d'un musicien, d'un groupe, d'un style. Outils de communication, de diffusion, pouvoir de l'image, toujours. Impossible séparation des sens, inter-dépendances sensorielles comprises parce que nommées, communiquées à soi-même en quelque sorte). La pochette d'album, est un monde en soi, une identité. Bachelard écrivait : « Notre appartenance au monde des images est plus fort que notre appartenance au monde des idées. ». Un morceau parle d'une culture sociologique, technologique. Les sons parlent des matériaux, des matériels, acoustiques, analogiques, numériques, de la technique, il y a également une histoire des styles en musique. L'image peut être survivante, mais la musique se déroule dans le temps. Et comme le dit très justement Tim Ingold, en gagnant progressivement la conscience de l'auditeur, le son musical donne forme à sa perception du monde. À l'écoute d'un texte, notre conscience va au-delà du son, cherchant à atteindre un autre univers de signification verbale, absolument silencieux. Dans notre conception occidentale toujours selon Tim Ingold, le son acoustique est une empreinte psychique de ce son à la surface de l'esprit. Alors que le langage est muet (silence du langage). L'écriture fixe le langage et en fait un domaine de mots.
Les sons sont pensés comme autant d'unités porteuses d'une mémoire sensible (temporelle, sociale, historique, technologique, technique) comme autant d'empreintes. Et à la fois ils sont le point de départ d'une nouvelle création, actuelle, dans le moment présent.
Re-créer un assemblage avec ces unités c'est révéler l’incessant mouvement d'une mémoire - insaisissable - qui n'existe qu'au présent (au moment où celle-ci est construite par l'esprit qui la com-prend). Une telle démarche est réflexive.

La nouveauté ici est la mise en exergue de la survivance des sons et des assemblages de sons.
Sa plasticité confère à cette conférence-performance, sa qualité de sculpture.

Il s'agit également d'interroger la méthode heuristique, notre rapport à la connaissance. Ici, pour collectionner des disques il faut une méthode, car comme ailleurs, sans méthode le saisissement, la maîtrise, la compréhension, ne sont pas possibles. Il faut ordonner, rationaliser. Comme en cartographie, il y a un territoire qui est défini par des frontières. Puis, le glissement opère progressivement à mesure que les impressions de déjà-vu, les incongruités forcent au décalage du regard, à l'ouverture de la conscience vers d'autres voies de compréhension.
La question qui apparaît est : est-ce que ce dont on me parle existe ?
Le doute sur la légitimité des intervenants s'installe, le doute sur la situation même. Un côté surréaliste prend le pas sur l'ambiance générale. S'agirait-il d'une hallucination collective ? Et celle-ci ne serait-elle pas permanente ? Partout ? Dans notre regard conditionné ?

Nos attentes ne parleraient-elles pas uniquement de nous ? Finalement, le fait que cela existe ou pas en dehors de notre subjectivité a-t-il de l'importance ? Écho à la notion de subjectivités collectives dont parle Étienne Klein.
La technique rationalisante et objectivante du catalogue est trompeuse et salutaire à la fois – car elle met au jour la confusion qui existe dans l'esprit du spectateur entre le fait que ce qui est présenté le soit de manière objective et protocolaire et le fait que cela soit vrai. Cela nous parle de paradigmes, de postulats, de croyances en la méthode scientifique.
C'est le piège de la méthodologie que de conditionner le regard à ne « voir » que ce qui est mesurable (voir au sens de reconnaître, accorder de l'importance, une valeur socialement admise).
Introduire de l'arbitraire dans le processus c'est ré-ouvrir le champ des possibles.
Jacques Rancière l'a écrit ainsi : « La politique, l'art, comme les savoirs, construisent des « fictions », c'est-à-dire des réagencements matériels des signes et des images, des rapports entre ce qu'on voit et ce qu'on dit. Entre ce qu'on fait et ce qu'on peut faire ».

Avec The LP Collection, Laurent Schlittler et Patrick Claudet mettent en évidence l'exigence de traiter les données élaborées en dehors, ou indépendamment d'une expérience intérieure. Cette exigence étant elle-même liée en un certain point à l'expérience personnelle modifiée par un contact avec le monde qui fait l'objet de leur étude.
Georges Bataille y verrait certainement l'avantage d'avoir une expérience profonde et d'oublier. Il faut envisager les faits du dehors et l'idéal est que cette expérience joue malgré nous, dans la mesure où parler de musique sans référence intérieure à l'expérience que nous en avons mènerait à des travaux sans vie, accumulant la matière inerte, livrée dans un désordre inintelligible. En contrepartie, envisager les faits sous le seul jour de l'expérience que l'on en a, lâcher l'objectivité de la science, ce serait nier que la méthode impersonnelle est source de connaissance. L'expérience suppose toujours la connaissance des objets qu'elle met en jeu. Expérience et connaissance agissent en résonance, un va-et-vient incessant s'opère entre elles. L'expérience introduit fatalement l'arbitraire et si elle n'avait pas le caractère universel de l'objet auquel se lie son retour, nous ne pourrions pas en parler. De même, sans expérience, nous ne pourrions pas parler de musique (cf. Georges Bataille in l'érotisme).

The LP Collection soulève de facto la question de la méthodologie. La méthodologie c'est l'engagement dans une pensée collective – c'est réfléchir de façon décloisonnée – un dialogue entre les disciplines -. Et les données sont inscrites dans un contexte particulier. Cette performance – conférence propose une reconsidération d'un potentiel théorique – la synthétisation prend corps – une articulation entre les idées va pouvoir naître et poursuivre la réflexion pour donner naissance à une nouvelle forme d'analyse, etc. Le dérapage reste insaisissable.
L'interrogation sur les limites d'un corpus est toujours présente. Notamment parce qu'elle soulève la question des frontières de l’œuvre et celle de l'auteur : Comment naissent les idées ? Schwitters et Duchamp, avec l'art conçu comme objet trouvé avaient révélé l'intérêt du hasard dans un processus créatif. Mettant en évidence la plasticité de ce processus.
Cela nous interroge également sur la notion d'auteur (Michel Foucault : la note de blanchisserie de Nietzsche mais aussi Roland Barthes). Et sur la place de l'arbitraire, la sélection d'informations jugées pertinentes. La question d'une temporalité commune, celle de la frontière entre réalité et fiction. Le catalogue rappelle la nécessité de la forme (et donc de la frontière) pour communiquer. Mais le saisissement n'est possible qu'en dé-saisissant. En ce sens, il s'agit d'une poïesis, d'une pratique créatrice infinie. La performance permet la captation de la mémoire en train de se faire.
Des rapprochements effectués par les artistes naissent de nouveaux sens, une actualisation de la conscience et donc des ré-agencements de la réalité. Autrement dit, jouer avec la faculté de saisir les codes formels d'une conférence, d'un catalogue et les ramener à leur réalité concrète, au degré zéro de la conférence en train de créer son contenu contient une forme de protocole méthodique tout en conservant le brouillard nécessaire à l'expérience. Physiquement présents dans une situation de conférence, les artistes opèrent une permutation entre le discours et un dispositif plastique en marche. Dans un mouvement de va-et-vient entre les différents degrés de conscience. Les conventions sont modifiées au sens oú la dissolution des repères et des critères est inévitable. Les artistes ont inventé une nouvelle forme pour creuser des brèches dans une publicité du goût qui sinon, pourrait risquer de se figer en consensus passif de l'émotion. C'est l'avantage de l'expérience esthétique de combiner sans les hiérarchiser les dimensions sensibles et intellectuelles de l'expérience quotidienne.

Cette conférence – performance est une recherche en art au sens où les artistes nous proposent une invention méthodologique. Ils permettent à un ensemble de potentiels de se manifester. Le travail de l'artiste est de continuer à ouvrir des questions sans jamais les résoudre mais en laissant des traces.
C'est la question de la maîtrise des questions en général. Tous ceux qui arpentent, mesurent, savent la nécessité du protocole. Parce qu'il faut que les questions s'incarnent mais ne s’arrêtent pas. C'est le paradigme de l'épitomé, la question de l'entéléchie. La dextérité, c'est la méthode au sens où, en trouvant une méthode sélective, les artistes peuvent continuer à faire des recommencements. Ceci rappelle quelques principes épistémologiques d'origine kantienne : un objet n'est jamais complètement donné, c'est une construction de l'esprit. Il faut des mouvements d'objectivation, de construction par la pensée de l'objet. Élaborés à l'intérieur d'une méthode, d'un chemin théorique toujours précaire et instable. La méthode n'est pas non plus séparable du savoir. Il n'y a pas de discours de la méthode qui soit antérieur aux essais de la méthode. Les deux illusions seraient de croire qu'il y a un objet existant (c'est la lumière de l'esprit qui agit) et qu'il aurait une méthode pré-existante à sa mise en œuvre.
Dans ce tissage, cette stratification d'interprétations, ces processus culturels, Laurent Schlittler et Patrick Claudet proposent un épochè : la suspension, le doute, la mise entre parenthèses de la réalité.
Le regard a été décalé. Pas uniquement le regard sur l'art et ses formes, sur les catalogues d'albums musicaux. Mais sur le monde en général.