lundi 9 avril 2012

La Machine à peindre, Maurice Fréchuret, extrait de l'introduction


Georg Simmel, dans un texte écrit en 1909 et intitulé Pont et porte, s'interrogeait sur l'impitoyable extériorité spatiale à laquelle était vouée toute chose et sur l'aptitude contraire – et selon lui propre à l'homme -, de lier et de délier, de séparer et rapprocher, de détacher ou d'unir. Le principe étant de référer l'un à l'autre, au moins dans la conscience de l'individu, deux objets initialement installés dans leur « site tranquille », soit en établissant un obstacle qui les tient à distance, soit inversement, en les raccordant l'un à l'autre par un procédé unificateur déterminé. Ces deux opérations de liaison ou de scission paraissaient, au yeux du sociologue allemand, devoir singulariser une attitude typiquement humaine qu'il résumait de la manière suivante : « dans un sens immédiat aussi bien que symbolique, et corporel aussi bien que spirituel, nous sommes à chaque instant ; affirmait-il, ceux qui séparent le relié ou qui relient le séparé (George Simmel « Brücke und Tür » in Das Individuum und die Freiheit, Waggenbach Verlag, Berlin, 184, p. 7-11. Ce texte a été publié en français depuis sous le titre « Pont et porte » in La tragédie de la culture et autres essais, Petite Bibliothèque Rivages, Paris, 1988, p.159-166. La référence citée se trouve page 160 de l'ouvrage).
On pourrait déceler dans cette remarque quelques gages concédés à l'esprit unitaire, religieux ou communautaire et le désir d'union et d'inclinaison à relier, à l'image du pont, des choses initialement séparées. Mais nous pourrions aussi bien repérer dans cette observation le signe contraire, celui d'une pensée qui préfère l'agencement séparé voire hiérarchisé des choses, lesquelles, chacune à leur place et sans lien commun l'une avec l'autre constituent une constellation satisfaisante parce qu'efficace et simple, celle là même qui oriente alors le monde des hommes et qui, au moins en apparence , lui assure sa cohésion. La pensée dialectique de Simmel nous préserve du danger d'effectuer à sa place tel ou tel choix et encore moins d'en tenir un pour définitif. Elle nous inciterait plutôt à mieux comprendre les mécanismes en place .
[…] Quand Simmel déclare « qu'il serait absurde, pratiquement et logiquement, de relier ce qui n'était pas séparé » (ibid. p.159), il n'exprime pas une simple et banale évidence, il laisse entendre que c'est dans l'union des choses différentes, non-homologues, celles qui se présentent « les unes hors des autres » que l'homme trouve l'expérience la plus intéressante à tenter. Or, cette expérience dont Lautréamont a, depuis quelques temps déjà, esquissé la portée dans sa fameuse formule « beau comme la rencontre fortuite d'une machine à coudre et d'un parapluie sur une table de dissection », Marcel Duchamp va concrètement la réaliser à la fin de 1913, avec Roue de bicyclette, œuvre qui associe justement la réalité distincte de deux objets, une roue de bicyclette, curieusement éponyme de l'œuvre, et un tabouret en bois. Le couplage de deux objets différents et, par bien des côtés, diamétralement opposés en une liaison complexe où jouent le naturel et l'usiné, le mobile et le statique, le mat et le brillant... semble, d'une manière certes bien inattendue répondre au sollicitations mêmes de notre auteur. Le bénéfice produit par le rapprochement de deux choses distinctes et l'enrichissement de sens qui résulte de cette opération – toute chose qui, aujourd'hui, avec le recul historique, n'est plus à démontrer – suffit à conférer au procédé la plus grande légitimité. Un tel procédé, fondé sur le rapprochement ou la comparaison, apte à enregistrer les résonances des objets entre eux, a également trouvé son application dans certaines méthodes d'analyse de l'œuvre d'art et, sous le vocable un peu vague et quelque peu dévalorisé aujourd'hui de formalisme, a permis et permet encore une appréhension tout à fait intéressante, parce que non univoque, des choses et des images. La méthode formaliste est celle qui permet la mise en forme ou, pour reprendre la notion introduite par Georges Didi-Huberman, la « formation » de l'œuvre comme relation, c'est-à-dire comme « un processus dialectique qui met fin au conflit ou qui articule un certain nombre de choses, un certain nombre d'aspects » (Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Editions de Minuit, Paris, 1992, p.167). L'analyse de Georg Simmel est, à cet égard, particulièrement importante en ce qu'elle sut développer une mise en garde des plus vives contre la dislocation de la forme ou contre ce « chaos de formes atomisées », à ses yeux, inévitable quand les œuvres cessent d'être mises en relation les unes avec les autres.

Quand il n'y plus de formes (c'est-à-dire d'œuvres qui se renvoient les unes aux autres), il n'y plus de culture. (Jean-Louis Vieillard-Baron, Introduction à Georges Simmel, Philosophie de la modernité, Ed. Payot, 1990, p.56). Mettre en conflit ou trouver les points d'articulation, mettre en lumière le rapport dialectique des œuvres entre elles, c'est bien l'exigence radicale d'une histoire de l'art qui, mise en alerte par la réflexion sociologique, trouve, de surcroît, dans les propositions des artistes eux-mêmes, de quoi fonder son approche. La roue de bicyclette pourrait-être aussi lue comme une proposition méthodologique exemplaire : le formidable jaillissement de sens qui résulta du rapprochement de ces deux objets, loin d'être tari, peut être perçu comme le garant le plus sûr d'une méthode d'analyse qui privilégie les confrontations et juge particulièrement riche « l'engendrement dialectique » qui en résulte. Mais, la puissance opératoire du jeu dialectique peut trouver, en la chose même, le moyen de s'affirmer et de s'affiner au mieux. Dans le texte déjà cité Simmel montre comment une porte est l'illustration parfaite d'une corrélation duelle, figure paradigmatique de l'ambivalence, où « séparation et raccordement ne sont que les deux aspects du même acte ». Il montre le beau déploiement de sens qu'induit la simple réalité d'une porte, véritable jointure entre l'homme et l'espace et abolition de la séparation entre intérieur et extérieur.

Maurice Fréchuret, La Machine à peindre, ed. J. Chambon, Paris, 1994