jeudi 14 juillet 2011

Entretien avec Jean Tinguely, 1962

Émission Personnalités suisses
Journaliste : Georges Kleinmann
Durée 35'20''
date : 15.11.1962
Réalisateur : Jean-Jacques Lagrange


Jean Tinguely, qu'est-ce que vous êtes en train de faire ?

Je fais une sculpture

Vous appelez ça une sculpture?

Oui, une sculpture qui sera à la fois une machine et qui sera en même temps une fontaine. C'est-à-dire qui va, en giclant de l'eau, atteindre des dimensions un petit peu supérieures que seulement les dimensions matérielles de cet objet.

C'est donc destiné à être mis dans un parc, à être mis dehors ?

Oui, c'est pour affronter la nature. J'aimerais les marier et j'aimerais qu'ils tiennent le coup, j'aimerais que ce que j'exprime à travers eux ou ce que j'essaie de faire valoir en tant que contact de communication avec les autres. Que les autres ressentent que c'est de notre époque de se servir des machines, de ferraille. Le problème d'aujourd'hui même s'il est mené en quelque sorte dans le non-sens, il faut qu'il soit dans son activité, il faut qu'il se tienne vis-à-vis de la nature aussi parce que la nature continue à exister, elle est un cadre comme un autre.

Oui mais ce que vous faites est absolument anti-naturel

Justement, c'est ça qui m'intéresse. De placer ce côté anti-naturel sur un fond ou vis-à-vis de la nature.

Et quelles sont pour vous les conditions nécessaires à affronter la nature ?

Et bien par exemple celles de Donatello me paraissent les bonnes c'est à dire la statuaire classique, figurative, mais quand il s'agit de faire une œuvre d'art ayant un problème d'aujourd'hui dans son ventre j'ai vu que les sculpteurs avec leur abstraction ont de grandes difficultés à l'extérieur.

Pourtant vos sculptures ont quelque chose d'abstrait en elles-mêmes.

Oui, naturellement elles contiennent beaucoup d'éléments d'abstraction et d'expression personnelle en même temps. Le fait que je m'exprime poétiquement n'exclut pas le fait que je constate qu'il y a un problème purement physique du rapport entre une sculpture, et notre époque et notre entourage.

Vous utilisez quoi pour faire ces sculptures ?

Pratiquement tout. Je ne sais pas à quoi je m'arrêterai. Aussi bien l'énergie, le mouvement, l'électricité, l'aluminium, caoutchouc, ferraille rouillée, ferraille neuve. Couleur, forme, rondeur, angle, cubisme, impressionnisme, propreté, saleté, tout ce que vous voulez.

Est-ce que vous mettez des symboles dans les choses que vous faites ?

Des symboles de quel ordre ?

Je ne sais pas, est-ce que pour vous le fait d'utiliser une taule rouillée signifie quelque chose ?

Non, je la vois en tant que qualité et structure et couleur. Elle me plaira parfois par sa forme, je penserai à la peindre peut-être que je ne la peindrai pas, elle me plaira finalement telle qu'elle est. Je travaillerai avec elle. Je ne contrôle pas ce genre de choses.

Et comment pratiquez-vous avec la matière ? Est-ce que vous voyez quelque chose en vous disant, tiens, ça fera ceci ?

Je ne sais pas. Je ne peux jamais contrôler ça, je ramasse beaucoup de choses, je le prends, je tourne autour ? Parfois je les utilise facilement, parfois je les rejette et je les réutilise plus tard seulement. Ça je travaille avec beaucoup d'hésitation.

Est-ce que vous étudiez par exemple les matières que vous avez.

Non

Pour essayer de vous les ...

Non non, je m'habitue aux matière, je m'habitue à toute sorte de matière. On ne peux pas dire que j'étudie, c'est pas le mot juste.

Tout est rond, tout part du mouvement rond, est ce qu'il n'y a pas une monotonie là dedans ?

Jusqu'à présent je ne crois pas parce que j'essaie toujours de faire travailler des éléments burlesques, d'autre part des élément parfois qui font rire les gens qui les amusent. Alors ce sont des facteurs, psychologiques auxquels je m'accroche et auxquels je fais que les autres s'accrochent. Je ne ferai pas une machine ennuyeuse si vite.


Expliquez moi cette œuvre d'art, vous avez voulu..

Non, je ne peux pas vous l'expliquer. Je me suffis à vous l'expliquer techniquement peut-être mais dans ce que j'ai voulu faire je vous dirai que j'ai surtout voulu affronter la nature par un objet d'ordre humain et machinel et occidental de mon temps par rapport à un arbre vieux de des milliers d'années une tradition méditerranéenne d'une autre époque.

Vous venez d'employer un mot : de notre temps, que signifie de notre temps, quelle est l'importance de notre temps ?

Et bien notre temps est en train de faire des exploits techniques considérables et pas seulement technique mais aussi spirituels et physique et je trouve que pour un artiste il serait bon d'essayer de rester à l'échelle de son époque et de trouver des moyens d'expression ayant un rapport avec son époque et si ces moyens sont en rapport avec lui ça c'est bien mais si il arrive à être aussi dans son temps, à exprimer valablement son temps je crois que ceci sera beaucoup plus important.

Mais quel est le rapport de l'artiste et de son temps ?

Il est toujours le reflet de son temps. Un artiste reflète automatiquement par son expression individuelle son temps.
Il m'a semblé que les cathédrales ont été un exemple d'un effort technique et psychique et spirituel que nous avons tout juste réussi à égaler avec les lance-fusées d'aujourd'hui.

J'aimerais que vous expliquiez parce que les cathédrales pour nous c'est simplement un monument de foi est-ce que ça représente autre chose ?

Oui ça représentait à l'époque tout ce que l'époque était techniquement capable d'exécuter c'était un miracle technique aussi bien que spirituel mais c'était tout au plus comparable à nos barrages énormes, à nos exploits techniques d'aujourd'hui mais je ne vois dans domaine de l'art ou ce que nous appelons art aujourd'hui, je ne vois aucune chose qui peux s'opposer à la puissance du message, à la puissance physique de ce qu'étaient les cathédrales.

Quand on voit des installations industrielles telles que Schebler ou des usines d'aujourd'hui ou des installations pour lancer des roquettes je vois leur puissance plastique et leur beauté physique et je me dis que ça vraiment c'est des choses d'une telle splendeur qu'ils constituent en quelques sortes un vrai moyen d'expression artistique de l'humanité d'aujourd'hui et qu'il est très difficile de faire mieux qu'eux et j'aimerais bien essayer et réussir avec des moyens dits d'art à obtenir des résultats quelque peu analogues qu'obtiennent les explorateurs de l'espace par exemple au cap Canaveral en tant que spectacle plastique d'un dispositif de lance-fusée.

Mais vous venez de parler de fusée, d'installations de fabriques, ce sont toutes des choses fonctionnelles, ce sont toutes des choses qui ont une utilité économique dirai-je donc pour vous l'art serait quelque chose qui a une utilité économique ?

Non pas du tout, moi je vois l'ingénieur et le technicien qui construit une rampe de lancement de fusée , je le vois aussi comme poète bien que lui ne le sache pas je le considère comme un grand plasticien. N'est-ce pas. Lui il n'en est pas conscient il construit dans les buts purement fonctionnels, il construit son pont, sa maison, sous groupe industriel. Mais je le vois en tant que phénomène plastique et je constate qu'il est un grand poète et je l'admire beaucoup pour ces qualités là.

Vous employer toujours le mot technique mais l'artiste a une technique cela ne suffit pas ?

Oui mais il ne faut pas avoir peur de les améliorer, de chercher plus loin, d'utiliser de nouveaux matériaux de carrément et hardiment se lancer dans ce que notre époque nous offre et ceci, je vais vous le dire tout de suite n'exclut absolument pas un côté spirituel me semble même est l'essence d'une telle tentative, à l'origine d'une chose sinon, ça n'aurait aucun sens, il faut semble-t-il même ajouter carrément le côté acte gratuit et le côté non-sens tranquillement parallèle à ces matières nouvelles fonctionnelles

Et vous pratiquez l'acte gratuit ?

Je ne fais que ça

Dans quel but ?

Ce que je fais n'a jamais aucun sens

Pourtant vous donnez des noms parfois à vos sculptures.

Oui mais ça c'est des noms d'appellation qui ne donneront jamais le sens à un objet. Il me semble, une objet de moi, une machine ou une sculpture resteront toujours en quelque sorte un exemple très fort et très typique pour l'acte gratuit pur

et qu'est-ce qui vous plait dans l'acte gratuit ?

Et bien, écoutez l'acte gratuit est une manière merveilleuse d'utiliser les libertés humaines et je crois que dans l'art ceci est aujourd'hui une des grande chances qui nous feront survivre parfois aux côtés trop techniques peut être de cette époque et qui nous permettront de sortir en quelque sorte vainqueur, je parle en tant que poète, vainqueur de cette controverse entre technique et homme seul.

Vous utilisez comme matériau fluide l'eau, pourquoi l'eau ?

C'est merveilleux l'eau, c'est une matière transitoire c'est pas une matière c'est presque le ciel c'est une chose qui me plait beaucoup parce que c'est vivant, ça reflète les rayons du soleil sous forme d'arc en ciel et en même temps la nuit si on met les projecteurs ça donne des volumes merveilleusement évasifs et splendides. Moi j'aime beaucoup ça.

Mais est-ce que ce n'est pas un élément éphémère ?

Oui, même très éphémère et je trouve ça très bien et je trouve qu'il faut rendre ça permanent.

Mais comment permanent ? L'eau ne se fige pas.

Espérons le bien. C'est ça qui est l'avantage c'est ça qui est vivant et qui est très fort.

Est-ce le seul élément fluide que vous avez utilisé ?

Non, la fumée j'aime beaucoup aussi. Je fais souvent des objets alors qui eux étaient généralement auto-destructifs carrément. Je les ai fait alors avec beaucoup de différentes fumées. Des qualités de fumée épaisses ou fluides ou vaporeuses.

Et encore, le son ?

Le son m'a parut intéressant parce que premièrement c'est inévitable ça c'est déjà une bonne raison et ensuite c'est naturel ce qui est une autre bonne raison et troisièmement ça me plait beaucoup parce que ça donne à la sculpture une dimension nouvelle également. Ça contacte un nouveau sens.

On ne vous a jamais traité de farceur ?

Si, avec juste raison d'ailleurs parce que j'aime bien travailler avec l'élément de la farce, c'est un facteur avec lequel on arrive à décontracter les gens et qui me paraît parfaitement utilisable.

Et vous tenez à décontracter les gens ?

Oui pour avoir la possibilité, disons pour en quelque sorte pour en augmenter l'intensification de la communication pour en augmenter aussi l'intensité du rapport entre l'objet d'art et disons le spectateur contemplateur.

Mais est-ce que parfois l'éclat de rire ne peut pas être justement une barrière ?

Elle l'est souvent oui. Ça je suis certain c'est même un phénomène d'auto-défense celui qui rit à l'éclat mais je pense qu'en général c'est de toute façon un contact alors à ce moment là c'est bon. C'est bon dans ces rapports que je veux changer, modifier et ces rapports que j'essaie d'amplifier.

Mais à part le fait que parfois une chose fait rire est-ce que vous cherchez délibérément à faire rire ?

Non voyez-vous, ce que je cherche c'est autre chose et souvent en même temps ça fait rire mais ce que je cherche surtout c'est un mélange de réaction chez le spectateur qui serait parfois.. qui peut aussi bien être un sentiment d'affolement, un sentiment d'inquiétude, un sentiment (?) devant une chose absurde et aussi parfois une réaction très simple comme on peut avoir vis-à-vis d'un film de Chaplin ou d'un Harold Lloyd. Ce sont des sensations que je considère comme très importantes.

Oui parce que certaines machines que vous faites, certaines sculptures sont parfois très inquiétantes.

En même temps oui. Mais elle font rire les uns et inquiètent les autres ça les réactions sont alors individuelles .

On pensait par exemple avec les machines à dessiner, on a pensé que c'était une grande farce. En même temps c'était une recherche sérieuse de ma part. Il y avait un côté farce dedans, c'était voulu et j'aimais bien ça. Alors je ne pouvais pas être furieux si on me traitait de farceur, c'était pour moi une chose très réelle et très bien. Et c'était sérieux.

Vous êtes suisse ?

Oui

Pourquoi ne restez-vous pas en Suisse ?

Et bien écoutez j'aime énormément la Suisse, j'y vais souvent mais je préfère me situer à Paris, je pense que c'est plus stimulant et plus libre, plus anarchique, plus ouvert alors qu'en Suisse il y a un certain ordre qui règne, une certaine étroitesse qui m'embarrasserait un peu. Je préfère travailler carrément à Paris

Vous n'aimez pas l'ordre ?

Si beaucoup

Alors ?

Mais Je préfère l'éviter. Je pense qu'un certain désordre contribue à me donner une idée de vie, de non existence, de problème, j'oublie, j'oublie mieux un désordre qu'un ordre. Un ordre c'est quelque chose dont on s'aperçoit très vite et qui a ses loi et c'est un phénomène beaucoup plus puissant qu'un désordre.

Est-ce que vous avez proposé quelque chose à l'exposition nationale ?

Oui, j'ai proposé un labyrinthe dynamique. C'est une construction tubulaire qui serait très haute dans laquelle seraient montées successivement des attractions foraines classiques modifiées parfois, des restaurants, des événements un peu extra forains, des phénomènes étranges et le tout très moderne très mécanisé très beau. Un grande tour lumineuse la nuit ce serait très bien.

Et ce projet n'a pas été accepté.

Non parce que ça serait trop important et les organisateurs ont dit que ce serait une chose qui risquait de dévier l'esprit c'est à dire d'être trop attractif et étant donné que c'est pour le plaisir ça n'aurait pas été bien.

Vous avez été exposé à l'exposition universelle de Seattle

Oui

Comment cela s'est passé ?

C'était magnifique, c'était une grande machine énorme qui se mettait en marche toutes les trois minutes. Ça a fait beaucoup d'effet, c'était très beau.

Vous considérez ça comme une consécration un peu ?

Oui et non mais c'était surtout très bien. J'étais très honoré d'être invité à participer à cette chose.

Vous avez parlé de machines auto-destructrices qu'est-ce que c'est que ça ?

Auto-destructible. C'est certaines improvisations que j'ai fait. Une, la première, au musée d'art moderne de New York qui était une grande et vaste composition, construction, qui était destinée au moment où elle ferait son spectacle, où elle aurait lieu en quelque sorte, à se détruire automatiquement.

Et pourquoi ce motif de destruction ?

C'était d'une part une allusion au côté éphémère de la vie, d'autre part une boutade par rapport à New York et le côté magnifiquement définitif de cette ville et d'autre part c'était surtout une liberté complète que je me donnais en construisant toujours en envisageant la possibilité destructive . C'est à dire en construisant quelque chose pour lequel je n'envisageait jamais de savoir est-ce que ça va durer une minute ou dix minute ou deux heures ou dix ans. Mon problème là était uniquement de m'adonner à une construction complètement folle et libre.

Vous avez fait également une telle machine pour la télévision américaine je crois.

Oui récemment dans le désert du Nevada alors qui elle était pour la télévision américaine parce que là j'ai utilisé plus de moyens de puissance forts c'est à dire des explosifs, de la dynamite, de la poudre noire, des bombes, des fumées, des drames matériels à tel point qu'il n'était plus concevable de mettre un public vis à vis de cette machine et qu'il a fallu avec une petite équipe de télévision s'enterrer en face de la machine pour ne pas être blessés.

Est-ce que pour vous il y a un conflit avec la société ?

Oui naturellement je le cherche. Je veux le conflit avec la société, ça me stimule, ça me permet de la voir, ça me stimule pour la combattre en même temps de m'approcher d'elle c'est une chose très nécessaire. Le conflit avec la société c'est un espèce de jeu comme on a cela avec un sparring partner en boxe. C'est une chose très bien pour moi. Et je considère que c'est une base fondamentale nécessaire

Et vous vous êtes mis en conflit avec la société.

ah j'aime ça oui.

Et est-ce que la société s'est mise en conflit avec vous ?

Je ne crois pas non, elle m'absorbe. Le conflit est uniquement de mon côté. La société est tellement puissante et c'est une machine tellement formidable qu'elle peut facilement me digérer aussi. Me mettre dans ses musées et me piédestalifier et me placer sur les sceaux et faire comme on a toujours fait avec les œuvres d'art. C'est à dire les désamorcer.

Vous avez parlé beaucoup de technique, est-ce que vous êtes technicien ?

Non, je suis poète.

Comment la poésie peut s'allier avec la technique ?

Et bien c'est la technique qui doit s'allier à la poésie.

C'est la technique qui doit la créer ?

Non pas du tout mais la technique est secondaire. C'est une chose qu'on a dans sa poche qu'on utilise d'une manière exactement comparable au mixer, au mélangeur d'un rouge sur tableau.

Pourtant le technicien quand il a fait je ne sais pas moi, une usine ou les rockets il n'a pas pensé à faire quelque chose de beau et pourtant c'était beau.

Oui, oui, je sais c'est magnifique.

Comment ça se fait ?

Et bien je pense que l'espèce humaine est tout simplement poétique par nature et qu'il était artiste sans le vouloir

Vous aimez la vie ?

Euh je ne sais pas. Oui, je la vis. Mais aimer la vie, attention, je ne la contemple pas je la vis. Je n'ai pas de rapport avec la vie, de rapport de contemplation. Je suis dedans je la vis et je la fais dans mon travail.